Une grande partie de ce que nous connaissons sur Saint Martin provient des écrits de Sulpice Severe. La version intégrale est à votre disposition, ainsi que les écrits de ses autres biographes.
LETTRE-DÉDICACE A DESIDERIUS
Sévère à son très cher frère Desiderius, salut.
En ce qui me concerne, ô frère de mon âme, voici quelles étaient mes intentions au sujet du livre que j'avais écrit sur la Vie de saint Martin. Ce livre, j'avais résolu de le garder pour moi, d'enfermer le manuscrit original entre les murs de ma maison. Timide de ma nature, je voulais éviter les jugements des hommes.
Je craignais (ce qui arrivera, je crois) que mon style barbare ne déplût aux lecteurs. Je craignais d'être jugé par tous digne de blâme, pour avoir eu l'impudence d'usurper un sujet qui méritait d'être réservé à des écrivains de talent. Mais à tes instances réitérées je n'ai pu résister. Pouvais-je rien refuser à ton amitié, même aux dépens de ma réputation ?
Toutefois, si je t'envoie ce livre, c'est avec la ferme confiance que tu ne le communiqueras à personne, comme tu l'as promis. Mais je crains que tu ne sois pour lui une porte de sortie, qu'une fois lâché, on ne puisse le rappeler. Si cet accident lui arrive, et si tu vois qu'on le lit, tu demanderas en grâce aux lecteurs de considérer les choses plutôt que les mots, de ne pas s'émouvoir des expressions vicieuses qui pourraient frapper leurs oreilles, attendu que le royaume de Dieu dépend, non de l'éloquence, mais de la foi. Qu'ils se souviennent aussi que le salut a été prêché au monde, non par des orateurs (ce qu'assurément le Seigneur aurait pu faire également, si cela eût été utile), mais par des pêcheurs. Moi en effet, du jour où je me suis déterminé à écrire, considérant comme un sacrilège de laisser dans l'ombre les vertus du si grand homme, j'ai décidé en moi-même que je ne rougirais pas des solécismes. C'est que jamais je n'avais acquis une science bien grande de ces choses-là; et le peu de connaissances que j'avais pu recueillir jadis en effleurant ce genre d'études, je l'avais entièrement perdu depuis longtemps, faute d'habitude. Néanmoins, je préférerais nous épargner de si piteuses excuses : supprime donc le nom de l'auteur, si tu crois devoir répandre le livre autour de toi. Pour cela, efface mon nom dans le titre : ainsi la page, devenue muette sur mon compte, indiquera le sujet, ce qui suffit, sans indiquer l'auteur.
CHAPITRE PREMIER
PROLOGUE
Bien des gens, follement adonnés au culte de la gloire mondaine, ont cru immortaliser leur nom en illustrant par leurs écrits la vie des hommes célèbres. Par là, s'ils n'arrivaient point à l'immortalité, ils obtenaient pourtant un peu de cette gloire qu'ils espéraient. Ils réussissaient ainsi, vainement d'ailleurs, à faire vivre leur mémoire, et, par le spectacle des grands hommes donnés en exemple, ils excitaient chez les lecteurs une vive émulation. Mais tous leurs travaux n'avaient nul rapport avec l'éternité de la vie bienheureuse. A quoi leur a servi la gloire de leurs écrits, destinée à disparaître avec le monde ? Et quel profit la postérité a-t-elle tiré de ces lectures des combats d'Hector ou des discussions philosophiques de Socrate ? Ces gens-là, non seulement c'est sottise de les imiter, mais encore c'est folie de ne pas les combattre résolument. Comme ils ne jugeaient de la vie humaine que par les actes présents, ils livraient leur espérance aux fables, leur âme au tombeau. C'est seulement dans la mémoire des hommes qu'ils croyaient devoir perpétuer leur nom. Et pourtant, le devoir de l'homme est de chercher la vie éternelle, plutôt qu'une mémoire éternelle : cela, non point en écrivant ou en combattant ou en philosophant, mais en vivant pieusement, saintement, religieusement. Telle a été l'erreur des hommes, propagée par la littérature : erreur si répandue, qu'elle a multiplié les émules de cette vaine philosophie ou de cet héroïsme fou.
C'est pourquoi je pense faire oeuvre utile, en écrivant la Vie d'un très saint homme, qui bientôt servira d'exemple aux autres. Ainsi les lecteurs seront attirés vers la vraie sagesse, vers la milice céleste, vers la vertu divine. En cela, je sers aussi mon intérêt personnel. Je pourrai attendre, non des hommes un vain souvenir, mais de Dieu une récompense éternelle. En effet, si je n'ai pas vécu moi-même de façon à pouvoir servir d'exemple aux autres, du moins j'aurai travaillé à faire connaître celui qui mérite d'être imité.
Donc, je vais commencer à écrire la Vie de saint Martin. Je dirai comment il s'est conduit, soit avant son épiscopat, soit pendant son épiscopat. Néanmoins, je n'ai pu parvenir à tout connaître : les faits dont il a été le seul témoin, on les ignore complètement, parce qu'il ne recherchait pas la louange des hommes, au point que, s'il l'avait pu, il aurait voulu cacher tous ses miracles. Même parmi les faits qui m'étaient connus, j'en ai omis beaucoup, parce que j'ai cru suffisant de noter les plus remarquables. Puis je devais ménager les lecteurs, en qui l'excès d'abondance aurait pu produire le dégoût. Mais je conjure ceux qui me liront d'ajouter foi à mes paroles, de croire que je n'ai rien écrit que de certain, d'avéré. J'aurais mieux aimé me taire que de dire des choses fausses.
CHAPITRE II
PATRIE ET FAMILLE DE SAINT MARTIN
SA JEUNESSE ET SA VIE DE SOLDAT
Donc Martin était originaire de Sabaria, ville de Pannonie; mais il fut élevé en Italie, à Ticinum (Pavie). Ses parents occupaient un rang honorable selon le monde, mais ils étaient païens. Son père avait été d'abord simple soldat, puis était devenu tribun militaire. Martin lui-même suivit dans son adolescence la carrière de la milice armée; il servit dans la cavalerie de la garde impériale (alae scolares) sous l'empereur Constance, puis sous le césar Julien. Néanmoins, ce n'était pas de son plein gré; presque dès ses premières années, c'est plutôt au service de Dieu qu'il aspira. Sa jeunesse pieuse fut celle d'un enfant prédestiné. A l'âge de dix ans, malgré ses parents, il se réfugia dans une église et demanda à y être reçu comme catéchumène. Bientôt, chose étonnante, il se tourna tout entier vers l'oeuvre de Dieu. A douze ans, il rêva du désert; et il eût satisfait ces aspirations, si la faiblesse de l'âge n'y avait mis obstacle.
Cependant, l'esprit toujours hanté par les cellules de moines ou par l'église, il méditait, encore enfant, le projet qu'il devait réaliser plus tard en se vouant à Dieu. Mais, un édit des empereurs ayant ordonné d'enrôler dans la milice les fils de vétérans, il fut livré par son père, hostile à ces actes qui devaient assurer son bonheur. Il avait quinze ans, quand il fut arrêté, enchaîné, astreint aux serments militaires. Au service, il se contenta de prendre avec lui un seul esclave; et encore un esclave que son maître servait, par un renversement des rôles, au point de lui enlever souvent lui-même ses chaussures et de les nettoyer lui-même, au point de manger avec lui et souvent de le servir à table.
Pendant trois ans environ avant de recevoir le baptême, Martin fut sous les armes; mais il resta pur des vices où s'englue ordinairement ce genre d'hommes. Grande était sa bienveillance à l'égard de ses compagnons d'armes, admirable son affection; quant à sa patience et à son humilité, elles étaient surhumaines. Inutile de louer sa sobriété : elle était telle que, dès ce temps-là, on l'eût pris, non pour un soldat, mais pour un moine. Par là, il s'était si bien attaché tous ses camarades, qu'ils avaient pour lui une affection merveilleuse, mêlée de vénération. Et pourtant, il n'avait pas encore été régénéré dans le Christ. Mais il posait, pour ainsi dire, sa candidature au baptême, et cela par ses bonnes oeuvres : assister les malades, porter secours aux malheureux, nourrir les indigents, vêtir les gens nus, ne se réserver sur sa solde que le pain quotidien. Dès lors, il n'était pas sourd aux leçons de l'évangile : il ne songeait pas au lendemain.
CHAPITRE III
CHARITÉ DE SAINT MARTIN : PRES DE LA PORTE D'AMIENS, IL DONNE LA MOITIÉ DE SON MANTEAU A UN PAUVRE
IL RECOIT LE BAPTEME
Un jour où il n'avait sur lui que ses armes et son manteau militaire fait d'une seule pièce, au milieu d'un hiver plus rigoureux qu'à l'ordinaire et si rude que bien des gens mouraient de froid, à la porte de la cité des Ambiens (Amiens), Martin rencontra un pauvre nu. Le malheureux avait beau prier les passants d'avoir pitié de lui, tous passaient outre. L'homme de Dieu, voyant que les autres n'étaient pas touchés de compassion, comprit que celui-là lui avait été réservé. Mais que faire ? Il n'avait rien que la chlamyde dont il était revêtu; il avait déjà sacrifié le reste pour une bonne oeuvre analogue. Alors, il saisit son épée, coupe le manteau par le milieu, en donne une partie au pauvre, se drape de nouveau dans le reste. Parmi ceux qui l'entouraient, quelques-uns se mettent à rire, le trouvant laid avec son habit tronqué. Mais beaucoup d'autres, plus sensés, gémissent profondément de n'avoir rien fait de semblable, alors qu'ils avaient plus de vêtements et qu'ils auraient pu vêtir le pauvre sans se mettre à nu.
La nuit suivante, comme il dormait, Martin vit le Christ, vêtu de la partie de sa chlamyde dont il avait couvert le pauvre. On l'invite à regarder attentivement le Seigneur, et à reconnaître le vêtement qu'il a donné. Puis, à la multitude des anges qui l'entourent, il entend Jésus dire d'une voix éclatante : « Martin, encore catéchumène, m'a couvert de ce vêtement », Vraiment, le Seigneur se souvenait ici de ses propres paroles. Il avait dit auparavant : « Tout ce que vous avez fait pour l'un des moindres de vos frères, vous l'avez fait pour Moi » (Mt 25,40). Maintenant, Il proclamait qu'en la personne d'un pauvre il avait été vêtu; et, pour confirmer le témoignage accordé à une si bonne oeuvre, Il daignait se montrer dans l'habit même qu'avait reçu le pauvre.
Cette vision n'enorgueillit pas le bienheureux. Il ne céda pas aux entraînements de la gloire humaine; mais il reconnut la Bonté de Dieu dans son oeuvre. Comme il avait dix-huit ans, il vola au baptême. Cependant, il ne renonça pas aussitôt au service militaire. Il se laissa vaincre par les prières de son tribun, qui était son compagnon de tente et son ami. Celui-ci, une fois écoulé le temps de son tribunat, promettait de renoncer au monde. Martin fut tenu en suspens par cette attente. Pendant deux années environ après qu'il eut reçu le baptême, il resta soldat, mais seulement de nom.
CHAPITRE IV
SAINT MARTIN SOLLICITE SON CONGÉ DE L'EMPEREUR JULIEN
Cependant les barbares envahissaient les Gaules. Le césar Julien concentra son armée près de la cité des Vangions (Worms). Il commença par faire distribuer aux soldats les gratifications d'un donativum. Suivant la coutume, on les appelait un à un. Vint le tour de Martin. Alors, il jugea l'occasion favorable pour demander son congé; car il ne croyait pas pouvoir accepter sa part d'un donativum, avec l'intention de ne plus servir.
« Jusqu'ici, dit-il au césar, je t'ai servi; souffre que maintenant je serve Dieu. Ton donativum doit être réservé à qui va combattre. Moi, je suis soldat du Christ : combattre ne m'est pas permis ». Cette déclaration fit frémir le tyran. C'était, dit-il, par crainte de la bataille qui allait s'engager le lendemain, non pour motif de religion, que ce soldat refusait le service militaire. Mais Martin ne se troubla pas, et même, devant l'intimidation, il redoubla de fermeté : « On attribue, dit-il, ma retraite à la lâcheté, non à ma foi. Eh bien ! Demain, en avant des lignes, je me tiendrai sans armes; au Nom du Seigneur Jésus, protégé seulement par le signe de la croix, sans bouclier ni casque, je pénétrerai dans les bataillons ennemis, et cela sans crainte ». Là-dessus, on le fait jeter en prison, on le prend au mot et l'on ordonne qu'il sera exposé sans armes aux coups des barbares.
Le lendemain, les ennemis envoyèrent des ambassadeurs pour demander la paix, se livrant corps et biens. Peut-on douter que cette victoire ait été due au bienheureux, puisqu'il fut ainsi dispensé de se présenter sans armes au combat ? Sans doute, le Seigneur dans sa Bonté aurait pu sauver son soldat, même au milieu des glaives et des traits de l'ennemi. Mais, pour que les yeux du saint ne fussent pas souillés même par le spectacle de la mort d'autrui, Il lui épargna la nécessité de la bataille. Telle est bien la victoire que le Christ devait accorder en faveur de son soldat : la soumission des ennemis sans effusion de sang ni la mort de personne.
CHAPITRE V
SAINT MARTIN EST ORDONNÉ EXORCISTE PAR SAINT HILAIRE DE POITIERS
IL QUITTE LA GAULE POUR ALLER AU PAYS NATAL CONVERTIR SES PARENTS
EN ROUTE, IL CONVERTIT UN BRIGAND
Après avoir quitté le service militaire, Martin voulut connaître saint Hilaire, évêque de la cité de Poitiers, dont on célébrait alors la foi à toute épreuve dans les choses de Dieu. Il resta quelque temps auprès de lui.
Le même Hilaire tenta de lui imposer l'office de diacre, pour se l'attacher étroitement et pour l'enchaîner au service divin. A bien des reprises, Martin refusa, criant qu'il en était indigne. Alors l'évêque, homme d'une profonde sagesse, comprit qu'il y avait un seul moyen de se l'attacher : c'était de lui imposer un office où il y aurait quelque apparence d'humiliation. Et il lui proposa d'être exorciste. Cette fois, Martin ne refusa pas de se laisser ordonner, dans la crainte de paraître avoir méprisé ces fonctions comme trop humbles.
Peu de temps après, il fut averti pendant son sommeil qu'il devait, dans l'intérêt de la religion, rendre visite à sa patrie et à ses parents, encore retenus dans le paganisme. Il partit avec le consentement de saint Hilaire, qui, multipliant les prières, avec des larmes, lui fit promettre de revenir. C'est tristement, dit-on, que Martin entreprit ce voyage, en attestant les frères qu'il souffrirait bien des maux. Prédiction que devaient ensuite justifier les événements.
Et d'abord, en traversant les Alpes, il s'égara et tomba sur des brigands. Comme l'un d'eux, brandissant une hache, allait lui fendre la tête, un autre retint le bras meurtrier. Pourtant Martin, les mains liées sur le dos, fut livré à l'un des brigands, chargé de le garder et de le dépouiller. L'homme conduisit son prisonnier dans un endroit écarté. Là, il commença par lui demander qui il était. Martin répondit qu'il était chrétien. L'autre lui demanda encore s'il avait peur. Alors, de son ton le plus ferme, Martin déclara que jamais il ne s'était senti si rassuré, sachant que la Miséricorde du Seigneur devait éclater surtout dans les éprouvés. Mais, ajouta-t-il, il plaignait bien plutôt son gardien, qui, exerçant le brigandage, était indigne de la Miséricorde du Christ. Puis, entrant dans des explications sur l'évangile, il prêchait au brigand la parole de Dieu. Pour abréger, le brigand devint un croyant. Il accompagna Martin et le remit dans le bon chemin, en lui demandant de prier pour lui le Seigneur. Ce même homme, on l'a vu dans la suite mener une vie irréprochable; et ce que je viens de raconter, c'est de lui-même qu'on le tient.
CHAPITRE VI
APPARITION DU DIABLE
SAINT MARTIN CONVERTIT SA MERE
IL COMBAT L'ARIANISME
PERSÉCUTÉ PAR LES ARIENS, IL EST CHASSÉ DE SABARIA, PUIS DE MILAN, ET SE RETIRE DANS UNE ILE
IL PART POUR ROME, ESPÉRANT Y RENCONTRER SAINT HILAIRE QUI REVENAIT D'EXIL
Donc Martin poursuivit sa route. Il avait dépassé Milan, quand sur son chemin se présenta le diable, sous forme humaine. Celui-ci lui demanda où il allait. Martin lui répondit qu'il allait où le Seigneur l'appelait. « Eh bien ! Dit l'autre, partout où tu iras, quoi que tu entreprennes, le diable te combattra ». Alors Martin lui répondit par ces paroles du Prophète : « Le Seigneur est avec moi; je ne craindrai pas ce que pourra me faire l'homme » (cf. Ps 55,11). Aussitôt l'ennemi disparut à ses yeux.
Comme il l'avait espéré et résolu, Martin délivra sa mère de l'erreur du paganisme; et cela malgré son père, qui persévérait dans le mal. Martin n'en assura pas moins, par son exemple, le salut de nombreuses personnes. Cependant l'hérésie d'Arius avait pullulé dans le monde entier et surtout dans l'Illyricum. Contre la foi suspecte des évêques, Martin était presque seul à lutter résolument. Cela lui valut beaucoup de mauvais traitements; il fut même battu de verges publiquement, et enfin contraint de quitter la ville. Il revint en Italie. Mais il apprit que, dans les Gaules également, l'Église était troublée par le départ de saint Hilaire, condamné à l'exil par la violence des hérétiques. Il s'arrêta donc à Milan, où il aménagea pour lui une cellule de solitaire. Là encore, il fut en butte aux persécutions : Auxence, apôtre et chef des ariens, s'acharna contre lui, l'accabla d'outrages, le chassa de la ville. Aussi, croyant devoir céder aux circonstances, Martin se retira dans une île appelée Gallinaria, en compagnie d'un prêtre riche en vertus surnaturelles. Il y vécut quelque temps, de racines d'herbes. Un jour il mangea de l'ellébore, plante vénéneuse, à ce qu'on rapporte. Mais, quand il se sentit aux prises avec le violent poison qui le minait et avec la mort déjà proche, au danger imminent il opposa la prière, et aussitôt disparut tout le mal. Peu de temps après, il fut informé que l'empereur, regrettant son arrêt d'exil, autorisait saint Hilaire à retourner en Gaule; alors il voulut tenter de rencontrer l'évêque à Rome, et il partit pour la capitale.
CHAPITRE VII
SAINT MARTIN REJOINT SAINT HILAIRE A POITIERS
IL VIT EN ANACHORETE PRES DE LA VILLE
SON PREMIER MIRACLE : IL RESSUSCITE UN MORT
Comme Hilaire avait déjà dépassé Rome, Martin suivit ses traces. Il reçut de l'évêque le plus gracieux accueil. Non loin de Poitiers, il installa pour lui-même une cellule de solitaire. A ce moment, s'adjoignit à lui un catéchumène, désireux de s'instruire par les enseignements d'un homme si saint; quelques jours plus tard, ce catéchumène tomba malade, avec de violents accès de fièvre. Martin, par hasard, était alors absent. Quand il revint, au bout de trois jours, il trouva un corps sans vie : la mort avait été si subite, que le malheureux n'avait pu être baptisé avant de quitter ce monde. Autour du corps s'empressaient tristement les frères pour lui rendre les devoirs funèbres, quand Martin accourut pleurant et se lamentant. Alors, tout à l'inspiration de l'Esprit saint, il les fait tous sortir de la cellule où était le corps. Une fois la porte fermée, il s'étend sur les membres inanimés du frère défunt. Il s'absorbe quelque temps dans la prière; il sent que, par l'intervention de l'Esprit, la Vertu de Dieu opère. Il se soulève un peu, les yeux fixés sur le visage du défunt, attendant avec confiance l'effet de sa prière et de la Miséricorde du Seigneur. A peine deux heures s'étaient écoulées, quand il voit le défunt remuer peu à peu tous ses membres et entrouvrir ses yeux clignotants à la lumière. Alors, d'une voix éclatante, Martin rend grâces au Seigneur; il remplit la cellule de ses clameurs. En l'entendant, ceux qui se tenaient devant la porte font irruption. Merveilleux spectacle : ils voient vivant celui qu'ils ont laissé mort.
Ainsi rendu à la vie, le catéchumène reçut aussitôt le baptême. Il vécut encore plusieurs années. Il fut le premier chez nous à éprouver la puissance des vertus de Martin ou à en témoigner. En tout cas, il aimait à raconter comment, sorti de son corps, il avait été conduit au tribunal du Juge. Là, il avait entendu prononcer contre lui la sinistre sentence qui le reléguait dans des lieux obscurs avec le vulgaire. Alors, deux anges avaient intercédé pour lui auprès du Juge, disant qu'il était l'homme pour qui Martin priait. En conséquence, ces mêmes anges avaient reçu l'ordre de le ramener sur la terre; ils l'avaient rendu à Martin et rétabli dans sa vie antérieure. Depuis ce temps-là rayonna le nom du bienheureux, qui déjà, passait pour saint aux yeux de tous, mais qui désormais passa aussi pour puissant et vraiment apostolique.
CHAPITRE VIII
LE PENDU RESSUSCITÉ.
Peu après, comme Martin traversait le domaine d'un certain Lupicinus, personnage d'un rang élevé selon le monde, il est accueilli par les cris et les lamentations d'une foule. Tout ému, il s'approche et demande la raison des ces gémissements. On lui apprend qu'un jeune esclave de la maison s'est arraché la vie en se pendant. A cette nouvelle, il entre dans la chambrette où gisait le corps. Après avoir fait sortir tout le monde, il s'étend sur le cadavre et prie quelque temps. Bientôt, la figure du défunt s'anime, ses yeux languissants fixent le visage de Martin; lentement, avec effort, il se soulève, saisit la main du bienheureux, se dresse sur ses pieds. Puis il s'avance avec son sauveur jusqu'au vestibule de la maison, en présence de toute la foule.
CHAPITRE IX
COMMENT SAINT MARTIN DEVINT MALGRÉ LUI ÉVEQUE DE TOURS
Vers le même temps, on demandait Martin dans l'Église de Tours pour y exercer l'épiscopat, mais, comme il n'était pas facile de l'arracher à son monastère, un certain Rusticius, citoyen de la ville, prétexta une maladie de sa femme, se jeta aux genoux du saint, et réussit ainsi à le faire sortir. Sur le chemin se tenaient en embuscade des troupes de citoyens, qui conduisirent leur prisonnier sous bonne garde jusqu'à la cité. Là, spectacle merveilleux : une multitude incroyable de gens étaient assemblés, non seulement des gens de Tours, mais encore des gens venus des villes voisines, pour apporter leurs suffrages. Chez tous, même désir, mêmes voeux, même sentiment : « Martin, disait-on, est le plus digne de l'épiscopat. Heureuse l'Église qui aura un tel évêque ! » Néanmoins, quelques assistants, et quelques-uns des évêques appelés pour ordonner le futur prélat, faisaient une opposition impie. Ils disaient que Martin était un personnage méprisable. Ils déclaraient indigne de l'épiscopat un homme de si piteuse mine, mal vêtu, mal peigné. Mais le peuple, plus sensé, railla la démence de ces évêques, qui, en croyant blâmer un homme illustre, faisaient son éloge. Et les opposants durent s'incliner devant le voeu du peuple, inspiré par la Volonté du Seigneur.
Parmi les évêques qui étaient là, le principal opposant fut, dit-on, un certain Defensor; aussi l'on remarqua qu'il fut stigmatisé alors par un texte prophétique. Par un effet du hasard, le lecteur qui devait lire ce jour-là n'avait pu traverser la foule. Les ministres du culte perdent la tête. En attendant l'absent, l'un des assistants prend le psautier et saute sur le premier verset qu'il rencontre. Or voici ce passage du psaume : « De la bouche des enfants à la mamelle, tu as tiré la louange à cause de tes ennemis, pour détruire l'ennemi et le défenseur, defensorem » (Ps 8,3). Cette lecture soulève les clameurs du peuple; les opposants sont confondus. On considéra que ce psaume avait été lu par la Volonté de Dieu, pour que Defensor entendît la condamnation de son oeuvre : de la bouche des enfants à la mamelle fut tirée la louange du Seigneur en faveur de Martin, tandis que, du même coup, Defensor était dénoncé comme ennemi et détruit.
CHAPITRE X
FONDATION DU MONASTERE DE MARMOUTIER PRES DE TOURS.
Une fois évêque, ce que fut Martin, et combien grand, nous ne pouvons en donner une idée. En effet, il restait toujours l'homme qu'il avait été auparavant. Même humilité dans l'âme, même pauvreté dans les vêtements; et ainsi, plein d'autorité et de bonne grâce, il avait toute la dignité d'un évêque sans abandonner le genre de vie et la vertu d'un moine. Pendant quelque temps, il logea dans une cellule attenante à l'église. Puis, comme il ne pouvait supporter le dérangement que lui causaient ses visiteurs, il aménagea pour lui une cellule de moine à deux milles environ en dehors de la cité.
Cet endroit était si retiré et si écarté, qu'il n'avait point à envier la solitude du désert. D'un côté, il était entouré par les rochers à pic d'une haute montagne; de l'autre côté, la plaine était fermée par un petit coude de la Loire. On n'y avait accès que par un seul chemin, et très étroit. L'évêque occupait une cellule construite en bois. Beaucoup des frères étaient logés de même; la plupart avaient creusé le roc de la montagne qui surplombait, pour s'y faire des retraites. Il y avait là environ quatre-vingts disciples, qui se formaient à l'exemple de leur bienheureux maître. Personne n'y possédait rien en propre, tout était en commun. Défense de rien acheter ou de rien vendre, comme le font bien des moines. On n'y exerçait aucun art, excepté celui de copiste; encore ce travail était-il réservé aux plus jeunes, les anciens vaquant à là prière. Rarement on sortait de sa cellule, excepté quand on se réunissait au lieu de la prière. Tous mangeaient ensemble après l'heure du jeûne; on ne connaissait pas le vin, sauf quand on y était contraint par la maladie. La plupart étaient vêtus de poil de chameau; là, c'était un crime de porter des vêtements délicats. Ces austérités sont d'autant plus admirables, que beaucoup des moines étaient, disait-on, des nobles : élevés tout autrement, ils s'étaient astreints à cette vie d'humilité et de privations. Plusieurs d'entre eux, dans la suite, nous les avons vus évêques. En effet, quelle cité, quelle Église n'aurait pas désiré avoir un évêque sorti du monastère de Martin ?
CHAPITRE Xl
LE FAUX MARTYR OU LE SPECTRE DÉMASQUÉ
J'arrive aux autres miracles de Martin, à ceux qu'il fit étant évêque. Il y avait, non loin de Tours et tout près du monastère, un lieu que l'on considérait à tort comme sacré, et où l'on croyait que des martyrs étaient ensevelis; un autel y avait même été élevé par les évêques antérieurs. Mais Martin ne voulait pas témérairement ajouter foi à des récits incertains. Il interrogeait les anciens de l'Église, prêtres ou clercs, leur demandant de le renseigner sur le nom du martyr; sur le temps de la passion : il éprouvait, disait-il, de grands scrupules, parce que la Tradition n'avait transmis là-dessus rien de certain ni de concordant. En conséquence, il s'abstint quelque temps d'aller en cet endroit, ne voulant ni interdire ce culte, parce qu'il hésitait à le blâmer, ni encourager par son autorité la foi populaire, dans la crainte de fortifier une superstition.
Un jour donc, prenant avec lui quelques-uns des frères, il se rend à l'endroit en question. Debout sur le tombeau même, il prie le Seigneur de faire connaître le nom ou le mérite du défunt. Alors, à sa gauche, il voit se dresser près de lui un spectre hideux, farouche. Il lui commande de révéler son nom et sa qualité. L'autre dit son nom, confesse sa vie criminelle : il était un brigand, il a été exécuté pour ses forfaits, il est honoré indûment par le vulgaire, il n'a rien de commun avec les martyrs, qui sont au ciel dans la gloire, tandis qu'il subit son châtiment dans l'enfer. Chose étrange, les assistants entendaient sa voix sans apercevoir personne. Alors Martin raconta ce qu'il avait vu. Puis il fit enlever l'autel qui avait été dressé en cet endroit. C'est ainsi qu'il éclaira le peuple et le délivra de cette superstition.
CHAPITRE XII
MÉSAVENTURE D'UN CONVOI FUNEBRE
Un peu plus tard, comme Martin était en route, il rencontra par hasard le convoi d'un païen, que l'on conduisait au tombeau en observant les rites superstitieux en usage. Il aperçut de loin une troupe de gens qui s'avançaient; ne sachant ce que c'était, il s'arrêta un peu. Comme il y avait un intervalle d'environ cinq cents pas, il était difficile de distinguer ce qu'on voyait. Cependant, comme c'était une troupe de paysans et qu'au souffle du vent voltigeaient les toiles de lin jetées sur le corps, Martin crut aux rites profanes d'un sacrifice. En effet, les paysans gaulois avaient coutume, dans leur misérable folie, de promener à travers leurs champs des images de démons couvertes de voiles blancs.
Donc, la main levée vers les survenants, Martin fait le signe de la croix, en ordonnant à la troupe de ne plus bouger et de déposer son fardeau. Alors, on aurait pu voir un spectacle étonnant. Les malheureux, tout d'abord, devinrent raides comme des rochers. Puis, quand ils faisaient effort pour aller de l'avant, ne pouvant avancer, ils tournaient sur eux-mêmes en pirouettant d'une façon risible. Enfin, vaincus, ils déposèrent le corps qu'ils portaient. Frappés de stupeur, se regardant les uns les autres, ils se demandaient en silence ce qui leur était arrivé.
Cependant, le bienheureux s'était aperçu qu'il avait affaire à un cortège de funérailles, non de sacrifice. Alors, il leva de nouveau la main, leur rendant la liberté de s'en aller et d'emporter le corps. Ainsi, quand il le voulut, il les força de s'arrêter; et, quand il le trouva bon, il leur permit de s'en aller.
CHAPITRE XIII
DESTRUCTION D'UN ARBRE SACRÉ
CONVERSION DE TOUTE LA POPULATION D'UN BOURG
Autre miracle. Dans un bourg, après avoir détruit un temple très ancien, Martin se disposait à faire abattre aussi un pin qui était tout proche du sanctuaire. Alors, le prêtre du lieu et la foule des païens s'y opposèrent. Ces mêmes hommes qui, par la Volonté du Seigneur, s'étaient tenus tranquilles pendant la démolition du temple, ne voulaient pas permettre que l'on coupât un arbre. Martin eut beau leur représenter énergiquement qu'il n'y avait rien de divin dans un tronc d'arbre; qu'ils feraient mieux de servir le Dieu dont lui-même était le serviteur; qu'on devait couper cet arbre, consacré à un démon. Alors, l'un des païens, plus hardi que les autres : « Si, dit-il, tu as quelque confiance en ce Dieu que tu dis adorer, nous couperons nous-mêmes cet arbre, à la condition que tu sois dessous pour le recevoir dans sa chute. Si ton Seigneur est avec toi, comme tu le prétends, tu échapperas ». Intrépide en sa confiance dans le Seigneur, Martin promit de faire ce qu'on demandait. Cet étrange marché rallia toute cette foule de païens, résignés à la perte de leur arbre, dont la chute devait écraser l'ennemi de leur culte.
Ce pin penchait d'un côté, et l'on ne pouvait douter qu'une fois coupé, il s'abattrait de ce côté-là. Martin fut placé et attaché à l'endroit, choisi par les paysans, où personne ne doutait que dût tomber l'arbre. Donc, les païens se mirent eux-mêmes à couper leur pin avec une grande joie, avec allégresse, sous les yeux d'une foule de gens qui de loin regardaient, étonnés. Peu à peu, l'on vit le pin vaciller, menacer ruine par sa chute. On voyait pâlir les moines, maintenus à distance : épouvantés par le péril tout proche, ils avaient perdu espoir et confiance, ne croyant plus qu'à la mort de Martin. Mais lui, confiant dans le Seigneur, attendait, intrépide. Quand le pin s'écroulant eut fait entendre son grand fracas, à cet arbre qui tombe, qui va l'écraser, il oppose sa main tendue pour le signe du salut. Alors le pin, comme ramené en arrière à la façon d'un tourbillon, s'abat du côté opposé, si bien que les paysans, qui se croyaient en sûreté sont sur le point d'être écrasés.
Alors, jusqu'au ciel s'élève une grande clameur. Les païens sont frappés de stupeur par le miracle, les moines pleurent de joie, tous s'accordent pour célébrer le Nom du Christ. On vit bien que ce jour-là le salut était venu pour cette contrée; car, dans cette multitude énorme de païens, il n'y eut presque personne qui ne demandât l'imposition des mains pour croire au Seigneur Jésus et abandonner l'erreur de l'impiété. Et vraiment, avant Martin, très peu de gens, presque personne, en ces régions avaient reçu le Nom du Christ. Or, ce Nom s'y répandit tellement grâce aux miracles et à l'exemple de Martin, que maintenant toute la contrée est remplie de nombreuses églises et de monastères. C'est que partout où il avait détruit des temples, il construisait aussitôt des églises ou des monastères.
CHAPITRE XIV
SAINT MARTIN ARRETE UN INCENDIE
IL DÉTRUIT UN TEMPLE PAIEN AVEC LE CONCOURS DE DEUX ANGES
Vers le même temps, en opérant un miracle analogue, Martin montra la même puissance surnaturelle. Dans un bourg, il avait fait mettre le feu à un très ancien et très célèbre sanctuaire. Poussés par le vent, des tourbillons de flamme allaient atteindre une maison qui était voisine, même attenante. Dès que Martin s'en aperçut, il monta, en toute hâte, sur le toit de la maison, à la rencontre des flammes. Alors, on put voir un spectacle merveilleux : le feu aux prises avec la violence du vent et refoulé, une sorte de lutte entre les deux éléments. Ainsi, grâce à la puissance de Martin, le feu ne put exercer ses ravages que dans les limites fixées par lui.
Dans un autre bourg, nommé Leprosum, Martin voulut de même renverser un temple enrichi par la superstition. Il rencontra la résistance d'une multitude de païens, si bien qu'il fut repoussé, non sans recevoir des coups. Il se retira dans un lieu voisin. Là, pendant trois jours, couvert d'un cilice et de cendre, jeûnant toujours et priant, il invoqua le Seigneur : puisque la main de l'homme n'avait pu renverser ce temple, seule la Puissance divine pouvait le détruire. Tout à coup, se présentèrent à lui deux anges, armés de lances et de boucliers, comme dans la milice céleste. Ils lui dirent qu'ils étaient envoyés par le Seigneur pour mettre en fuite la multitude des paysans, porter secours à Martin, empêcher que personne s'opposât à la destruction du temple : l'évêque n'avait donc qu'à retourner, pour achever pieusement l'oeuvre commencée. Martin retourna donc au bourg. Sous les yeux d'une foule de païens qui cette fois se tenaient tranquilles, il fit raser jusqu'aux fondements l'édifice profane, réduire en poussière tous les autels et les statues. A cette vue, les paysans comprirent que la Puissance divine les avait frappés de stupeur et d'épouvante, pour les empêcher de résister à l'évêque. Presque tous crurent au Seigneur Jésus, criant à haute voix et confessant qu'on devait adorer le Dieu de Martin, en délaissant des idoles qui ne pouvaient défendre ni elles-mêmes, ni les autres.
CHAPITRE XV
PRÉDICATION ET MIRACLES DE SAINT MARTIN AU PAYS DES ÉDUENS
Je vais rapporter ce qui s'est passé encore au pays des Éduens. Martin y faisait également renverser un temple quand une multitude furieuse de paysans païens se jeta sur lui. L'un des agresseurs, plus hardi que les autres, tira l'épée pour le frapper. L'évêque, rejetant son manteau, présenta au meurtrier son cou nu. Le païen n'hésita pas; mais il leva la main trop haut, ce qui le fit tomber à la renverse. Alors épouvanté, plein d'une frayeur divine, il implora son pardon. Voici un miracle analogue. Comme Martin détruisait des idoles, quelqu'un voulut le frapper avec un couteau : au moment même, le fer lui échappa des mains et disparut.
Mais le plus souvent, lorsque des paysans s'opposaient à la destruction de leurs sanctuaires, Martin par sa prédication apaisait si bien les esprits de ces païens, que bientôt, éclairés par la lumière de la vérité, ils renversaient eux-mêmes leurs temples.
CHAPITRE XVI
GUÉRISON MIRACULEUSE D'UNE PARALYTIQUE A TREVES
Quant au don de guérir, Martin l'avait à un degré tel, que presque aucun malade ne s'est approché de lui sans recouvrer aussitôt la santé. C'est ce que l'on verra notamment par l'exemple suivant :
A Trèves, une jeune fille était immobilisée par une terrible maladie, la paralysie. Depuis bien longtemps, elle ne pouvait plus s'acquitter d'aucune des fonctions du corps pour les nécessités de la vie humaine. Déjà morte dans tous ses membres, elle palpitait à peine d'un souffle de vie. Triste, n'attendant plus que sa mort, ses proches l'entouraient, quand tout à coup on annonça l'arrivée de Martin dans la ville. Dès que le père de la jeune fille en fut informé, il courut à perdre haleine, pour demander la guérison de sa fille. Martin, par hasard, était déjà entré dans l'église. Là, sous les yeux du peuple, en présence de beaucoup d'autres évêques, le vieillard embrassa ses genoux en se lamentant : « Ma fille, disait-il, ma fille se meurt d'une terrible maladie : et ce qui est plus cruel encore que la mort même, elle ne vit plus que par le souffle, elle est déjà morte dans sa chair. Je te demande d'aller la voir et de la bénir, car je suis sûr que tu peux lui rendre la santé. » A ces mots, Martin resta confus, interdit. Il tenta de se dérober, disant que cela ne dépendait pas de lui, que le vieillard déraisonnait : lui, Martin, n'était pas digne que le Seigneur se servît de lui pour manifester sa Puissance. Mais le père insistait encore plus, en pleurant, en le suppliant de visiter la mourante. Enfin, sur les instances des évêques qui l'entouraient, Martin, descendit vers la maison de la jeune fille.
Une grande foule attendait devant la porte, pour voir ce qu'allait faire le serviteur de Dieu. Et d'abord, recourant aux armes qui lui étaient familières dans les choses de ce genre, il se prosterna sur le sol, et pria. Puis, regardant la malade, il demanda de l'huile. Quand il eut béni cette huile, il versa l'élixir du liquide sanctifié dans la bouche de la jeune fille, qui aussitôt recouvra la parole. Ensuite, il toucha l'un après l'autre tous les membres, qui, peu à peu, se ranimèrent, jusqu'au moment où, ferme sur ses pieds, devant le peuple, la jeune fille se leva.
CHAPITRE XVII
GUÉRISON DE DÉMONIAQUES
A la même époque, un esclave d'un certain Taetradius, personnage proconsulaire, était possédé par un démon, qui le torturait par ses sorties lamentables. Prié de lui imposer les mains, Martin demanda qu'on le lui amenât. Mais l'esprit malin résistait. Par aucun moyen, on ne put le tirer de la chambrette où il était : il se précipitait avec rage sur ceux qui approchaient, et les mordait à belles dents. Alors Taetradius se jeta aux genoux du bienheureux, le suppliant de descendre lui-même vers la maison où était le démoniaque. Martin refusait, déclarant qu'il ne pouvait entrer dans la maison d'un profane, d'un païen; car Taetradius, en ce temps-là, était encore engagé dans les erreurs du paganisme. Celui-ci promit donc que, si l'on chassait le démon du corps de l'esclave, il se ferait chrétien. Alors Martin imposa les mains à l'esclave, qu'il débarrassa de l'esprit immonde. A cette vue, Taetradius crut au Seigneur Jésus; il devint aussitôt catéchumène, et peu après fut baptisé. Toujours il honora Martin comme l'auteur de son salut, et lui témoigna une merveilleuse affection.
Vers le même temps, dans la même ville, comme il entrait dans la maison d'un père de famille, Martin s'arrêta sur le seuil même, disant qu'il voyait dans l'atrium un horrible démon. Il lui ordonna de s'en aller. Mais le démon se jeta dans le corps du père de famille, qui s'attardait à l'intérieur de la maison. Aussitôt, le malheureux possédé se mit à mordre avec fureur, à déchirer tous ceux qu'il rencontrait. Alarme dans la maison, affolement des esclaves, fuite éperdue de la population. Martin se jeta au-devant du fou furieux, et d'abord lui ordonna de ne plus bouger. Comme l'autre grinçait des dents, ouvrait la bouche toute grande et menaçait de mordre, Martin lui enfonça ses doigts dans la bouche : « Si tu le peux, dit-il, dévore-les ». Alors le possédé, comme s'il avait eu dans la gorge un feu incandescent, écartait toujours les dents pour éviter de toucher les doigts du bienheureux. Le démon, par ce châtiment et ces tortures, se voyait contraint de fuir le corps qu'il avait envahi. Mais il ne pouvait pas sortir par la bouche. Alors, laissant derrière lui des traces immondes, il fut évacué par un flux du ventre.
CHAPITRE XVIII
SAINT MARTIN FORCE UN DÉMON A DÉNONCER LUI-MEME SES MENSONGES
GUÉRISON D'UN LÉPREUX A PARIS
Entre-temps se répandit tout à coup dans la cité (de Trèves) un bruit alarmant : les barbares s'agitaient et allaient faire irruption. Martin se fit amener un démoniaque. Il lui ordonna de déclarer si la nouvelle était vraie. Alors, le démoniaque confessa qu'avec dix autres démons il avait répandu cette rumeur dans le peuple, espérant que du moins, par cette crainte, on chasserait Martin de la ville; d'ailleurs, les barbares ne songeaient à rien moins qu'à faire irruption. Ainsi, par cet aveu de l'esprit immonde, aveu fait au milieu de l'église, on fut délivré de la crainte qui troublait alors la cité.
Arrivé chez les Parisiens, comme il franchissait la porte de leur cité (Lutèce), escorté par une foule immense, Martin vit un lépreux d'aspect lamentable, dont tous avaient horreur : il l'embrassa et le bénit. Aussitôt le mal disparut. Le lépreux était guéri, il avait la peau nette, quand le lendemain il vint à l'église rendre grâces pour la santé qu'il avait recouvrée.
N'omettons pas de dire aussi que les franges, enlevées au vêtement ou au cilice de Martin, ont fait souvent des miracles sur des malades. Attachées aux doigts ou mises au cou des patients, ces franges ont fréquemment chassé leur mal.
CHAPITRE XIX
GUÉRISON OPÉRÉE PAR UNE LETTRE DE SAINT MARTIN
IL GUÉRIT D'UN MAL D'YEUX SON AMI PAULIN (DE NOLE)
LUI-MEME, BLESSÉ DANS UNE CHUTE, EST SOIGNÉ PAR UN ANGE
Arborius, ancien préfet, homme d'honneur et de foi, voyant sa fille consumée par une violente fièvre quarte, prit une lettre de Martin qui lui avait été apportée par hasard, et la glissa dans le sein de la jeune fille au milieu d'un accès de fièvre : aussitôt la fièvre disparut. Ce miracle fit sur Arborius une telle impression que sur l'heure il voua la vierge à Dieu et lui consacra pour toujours sa virginité. Il se rendit auprès de Martin et lui présenta la jeune fille, témoin vivant de sa puissance, qui avait été guérie par lui, quoique absent. Il voulut que Martin lui-même, lui donnât l'habit de vierge et la consacrât.
Paulin, un grand homme qui dans la suite devait servir d'exemple, souffrait douloureusement d'un oeil, dont la pupille était déjà couverte d'un nuage épais. Martin lui toucha l'oeil avec une éponge, le délivra entièrement de la douleur, et lui rendit sa bonne santé d'autrefois.
Un jour, Martin lui-même fit une chute. Il dégringola du haut de l'étage supérieur, roula sur les marches raboteuses d'un escalier, et se fit maintes blessures. Il gisait comme mort dans sa cellule, torturé par d'intolérables douleurs, quand la nuit, il vit un ange laver ses plaies et appliquer sur les meurtrissures de son corps un onguent salutaire. Le lendemain, il était si bien rendu à la santé, qu'il paraissait n'avoir jamais eu aucun mal.
Mais il serait trop long de passer en revue tous les miracles. Que ceux-là suffisent : quelques exemples pris entre cent. En voilà assez : si nous avons raconté les plus remarquables pour ne rien enlever à la vérité, nous risquerions de fatiguer en en racontant trop.
CHAPITRE XX
SAINT MARTIN A LA TABLE DE L'EMPEREUR MAXIME
Après de si grandes choses, en voici de plus petites. - Et encore, étant donné la décrépitude de notre temps, où tout est dépravé et corrompu, c'est un fait presque extraordinaire, que la fermeté d'un évêque n'ait pas cédé à la tentation d'aduler un empereur.
Donc, à la cour de l'empereur Maxime, homme d'un naturel farouche, enorgueilli par sa victoire dans les guerres civiles, s'étaient réunis de nombreux évêques venus des diverses parties de l'empire. Ils se faisaient tous remarquer par leurs flatteries honteuses à l'égard du prince, par leur indigne lâcheté, qui abaissait leur dignité d'évêques au rôle d'une clientèle impériale. Martin seul maintenait les droits de l'autorité apostolique. Malgré la nécessité où il était d'intercéder auprès de l'empereur pour quelques accusés, il commanda plutôt qu'il ne pria. Invité fréquemment à sa table, il refusait, déclarant qu'il ne pouvait partager la table d'un homme qui avait chassé deux empereurs, enlevant à l'un ses états, à l'autre la vie. En réponse, Maxime affirmait qu'il n'avait pas pris volontairement l'empire, mais que ses soldats l'y avaient contraint avec la Volonté de Dieu. Il avait dû ensuite défendre par les armes ce pouvoir qu'on lui avait imposé : d'ailleurs, Dieu ne semblait pas contraire à un homme qui avait remporté la victoire dans des circonstances si incroyables, et aucun de ses adversaires n'avait succombé, si ce n'est sur le champ de bataille. Vaincu enfin par les raisons ou par les prières, Martin vint à la table de l'empereur, qui fut ravi d'être arrivé à ses fins. Les convives, invités là comme pour un jour de fête, étaient de grands personnages, des viri illustres : Evodius, en même temps préfet et consul, le plus juste des hommes, et deux comtes tout-puissants, frère et oncle paternel de l'empereur. Entre les deux comtes, au milieu du lit, avait pris place le prêtre de Martin. Quant à Martin lui-même, il s'était assis sur un petit siège, à côté de l'empereur. Vers le milieu du repas, suivant l'usage, un serviteur présenta une coupe à l'empereur. Celui-ci ordonna de la donner plutôt au très saint évêque, pensant et espérant la recevoir ensuite de sa main. Mais Martin, après avoir fini de boire, tendit la coupe à son prêtre, estimant que personne n'était plus digne de boire immédiatement après lui, et croyant n'avoir pas le droit de préférer à un prêtre ou l'empereur lui-même ou les premiers des gens de sa cour. Cette conduite inspira à l'empereur et à tous les assistants une telle admiration, qu'ils approuvèrent l'évêque de les avoir ainsi dédaignés. On répéta avec enthousiasme, dans tout le palais, que Martin avait fait, au déjeuner de l'empereur, ce que dans les banquets des moindres gouverneurs n'avait fait nul évêque.
Au même Maxime, Martin prédit longtemps avant l'événement, ce qui lui arriverait s'il allait en Italie, où il désirait aller pour faire la guerre à l'empereur Valentinien : Maxime serait vainqueur au premier choc, mais il périrait peu après. C'est ce que nous avons vu arriver. En effet, dès l'arrivée de Maxime, Valentinien prit la fuite; mais, environ un an plus tard, ayant reconstitué ses forces, il fit Maxime prisonnier dans les murs d'Aquilée et le fit tuer.
CHAPITRE XXI
LE DIABLE DÉMASQUÉ
SA VENGEANCE
Il est certain que Martin vit souvent jusqu'à des anges, qui même s'entretenaient avec lui. Quant au diable, il était distinctement visible aux yeux de l'évêque : soit qu'il gardât sa substance propre, soit qu'il prît les diverses figures que revêt l'esprit malin, sous toutes ces formes, Martin le reconnaissait. Sachant qu'il ne pouvait se soustraire à ses regards, le diable l'accablait souvent d'injures, parce qu'il ne pouvait le tromper par ses embûches.
Un jour, tenant à la main une corne de boeuf ensanglantée, le diable en rugissant fit irruption dans sa cellule. Il lui montra sa main rouge de sang, et, tout joyeux du crime qu'il venait de commettre : « Eh bien ! Martin, dit-il, qu'as-tu fait de ta puissance ? Je viens de tuer l'un des tiens ». Alors l'évêque convoque les frères et leur révèle la déclaration du diable. Il leur prescrit d'aller en courant de cellule en cellule, pour voir à qui est arrivé ce malheur. On annonce que personne ne manque parmi les moines; mais qu'un paysan, embauché moyennant salaire pour transporter du bois sur un chariot, est parti pour la forêt. L'évêque ordonne donc à quelques moines d'aller à sa rencontre. Non loin du monastère, on trouve le charretier presque inanimé. Cependant, dans son dernier souffle de vie, il indique aux frères la cause de sa blessure mortelle : les courroies de son attelage de boeufs s'étant relâchées, il les resserrait, quand un boeuf a secoué la tête et lui a donné un coup de corne dans le bas-ventre. Peu après, le malheureux rendit l'âme.
A vous de voir pourquoi le Seigneur a donné ce pouvoir au diable. Ce qui était étonnant chez Martin, c'est ce que montrent, non seulement l'histoire de l'accident raconté plus haut, mais bien d'autres analogues : ces accidents, il les voyait longtemps avant qu'on les annonçât, ou les apprenait par des révélations, et il en donnait connaissance aux frères.
CHAPITRE XXII
SAINT MARTIN CHERCHE A CONVERTIR LE DIABLE
Fréquemment, le diable, cherchant par mille artifices malfaisants à se jouer du saint homme, se présentait à ses regards sous les formes les plus diverses. Il se montrait à lui métamorphosé, parfois avec le masque de Jupiter, ordinairement avec celui de Mercure, souvent aussi sous les traits de Vénus ou de Minerve. Contre le diable, sans jamais s'effrayer, Martin s'armait du signe de la croix et de la prière. On entendait le plus souvent des bruits de voix, la clameur des invectives lancées par une troupe d'effrontés démons : mais l'évêque, sachant que tout cela était faux et vain, n'était pas ému des accusations.
Quelques-uns des frères attestaient même avoir entendu le démon invectiver insolemment contre Martin : il demandait pourquoi l'évêque avait reçu dans son monastère, après leur conversion, des frères qui jadis, par diverses fautes, avaient perdu la grâce du baptême, et il exposait les griefs contre chacun. Martin, tenant tête au diable, répondait avec fermeté que les fautes antérieures étaient effacées par le retour à une vie meilleure, que par la Miséricorde du Seigneur devaient être absous de leurs péchés ceux qui avaient cessé de pécher. Le diable soutenait, au contraire, qu'il n'y avait point de pardon pour les criminels, qu'une fois tombé on ne pouvait attendre du Seigneur aucune clémence. Alors Martin s'exclama, dit-on, en ces termes : « Si toi-même, malheureux, tu cessais de poursuivre les hommes, si aujourd'hui du moins, quand le jour du jugement est proche, tu te repentais de tes méfaits, eh bien, j'ai tant de confiance dans le Seigneur Jésus Christ, que je te promettrais miséricorde ». Oh, la sainte pensée, que de présumer ainsi de la Clémence du Seigneur ! En cela, si Martin n'a pu produire une autorité, il a montré du moins sa charité.
Puisque nous parlons du diable et de ses artifices, il ne semble pas hors de propos, quoiqu'en dehors de mon sujet, de rapporter un autre fait. D'abord, c'est une partie des miracles de Martin. Ensuite, il sera bon de conserver le souvenir de ce fait merveilleux, comme exemple, pour mettre en garde contre les faits analogues qui, à l'avenir, quelque part, pourraient se produire encore.
CHAPITRE XXIII
LA TUNIQUE D'ANATOLE
Un certain Clair, adolescent de haute noblesse, qui plus tard devint prêtre, et dont une mort sainte a fait maintenant un bienheureux, avait tout quitté pour se rendre auprès de Martin. En peu de temps, il s'éleva jusqu'à la perfection la plus éclatante de la foi et de toutes les vertus. Non loin du monastère de l'évêque, il avait aménagé pour lui une cabane et beaucoup de frères demeuraient près de lui. Un jeune homme, qui s'appelait Anatole, et qui se donnait pour moine en jouant à l'humilité et à l'innocence, vint trouver Clair et habita quelque temps en commun avec les autres frères.
Puis, avec le temps, Anatole se mit à prétendre que des anges conversaient fréquemment avec lui. D'abord, personne ne le croyait; pourtant, en alléguant certaines preuves, il réussit à convaincre beaucoup de frères. Enfin, il en vint à proclamer qu'entre lui et Dieu s'échangeaient des messages. Désormais, il voulait qu'on le considérât comme un prophète. Cependant, Clair restait toujours incrédule. Alors, Anatole le menaçait de la Colère du Seigneur et d'un châtiment immédiat, parce qu'il ne voulait pas croire un saint. Enfin Anatole s'écria, dit-on : « Eh bien, cette nuit, le Seigneur me donnera du ciel un vêtement blanc. Revêtu de ce vêtement, je descendrai au milieu de vous. Ce sera pour vous le signe qu'en moi réside une Puissance de Dieu, en moi qui aurai reçu en don un vêtement de Dieu. »
Grande fut l'attente de tous, à cette déclaration. Vers minuit retentit un bruit sourd, un trépignement de danseurs, qui semblait ébranler tout le monastère. Dans la cellule où était le jeune homme, on voyait sans cesse briller des éclairs; on y entendait des bruits de pas allant çà et là, le bourdonnement confus d'une multitude de voix. Puis, le silence se rétablit. Alors Anatole sortit, appela l'un des frères, nommé Sabatius, et lui montra la tunique dont il était revêtu. Stupéfait, Sabatius appela tous les autres. Clair lui-même accourut. A la lumière, tous examinèrent avec soin le vêtement. C'était une étoffe très moelleuse, d'une blancheur éclatante, avec des bandes de pourpre étincelantes; mais on ne pouvait distinguer la nature ni la matière du tissu. Cependant à l'oeil comme au toucher, on reconnaissait que c'était bien une étoffe. Enfin, Clair invita les frères à prier avec ferveur, en demandant à Dieu de leur montrer nettement ce que c'était. Le reste de la nuit se passa en hymnes et en psaumes.
Dès que brilla le jour, prenant Anatole par la main, Clair voulut l'entraîner vers Martin, bien sûr que l'évêque ne pouvait être trompé par un artifice du diable. Alors le malheureux de résister, de se récrier, disant qu'il lui était interdit de se montrer à Martin. Et comme on le forçait d'y aller malgré lui entre les mains de ceux qui l'entraînaient, le vêtement disparut. Peut-on en douter ? Telle était ici encore la puissance de Martin, que le diable, devant la perspective de mettre ses fantasmagories sous les yeux de Martin, ne pouvait les dissimuler ou les cacher plus longtemps.
CHAPITRE XXIV
LE DIABLE APPARAIT A SAINT MARTIN SOUS LA FORME DU CHRIST
On l'a remarqué cependant, il y eut vers le même temps, en Espagne, un jeune homme qui, en multipliant les prétendues preuves, avait réussi à s'accréditer. Il s'enorgueillit au point de se donner pour Élie. Comme bien des gens l'avaient cru à la légère, il alla jusqu'à dire qu'il était le Christ. En cela encore, il fit tellement illusion, qu'un évêque, nommé Rufus, l'adora comme Dieu : ce qui plus tard, nous l'avons vu, le fit déposer de l'épiscopat. Bien des frères nous ont raconté aussi qu'à la même époque, en Orient, un individu se piquait d'être Jean. Nous pouvons donc conjecturer que, si des pseudo-prophètes de ce genre apparaissent, l'avènement de l'Antichrist est proche, l'Antichrist opérant déjà en eux le mystère de l'iniquité. Mais on ne doit pas omettre de raconter, semble-t-il, avec quel art, vers la même époque, le diable tenta Martin. Un jour, il lui apparut précédé et entouré d'une lumière étincelante, pour lui faire plus facilement illusion par le rayonnement d'un éclat emprunté. Revêtu d'un manteau royal, couronné d'un diadème de pierres précieuses et d'or, chaussé de brodequins dorés, le visage serein, la mine joyeuse, il ne ressemblait à rien moins qu'au diable. Tel, il se tenait debout, près de l'évêque priant dans sa cellule. Martin, au premier aspect de son visiteur, fut comme hébété. Longtemps, tous deux gardèrent un profond silence. Alors, le diable prit les devants : « Martin, dit-il, reconnais celui que tu vois : je suis le Christ. Descendant sur la terre, j'ai voulu tout d'abord me révéler à toi. » Martin se taisait toujours, ne répondait rien. Le diable osa répéter son impudente déclaration : « Eh bien ! Martin pourquoi hésiter à croire, puisque tu vois ? Je suis le Christ ». Alors l'évêque, éclairé par une révélation de l'Esprit, comprenant que c'était le diable, non le Seigneur : « Le Seigneur Jésus, dit-il, n'a pas annoncé qu'Il viendrait vêtu de pourpre, avec un diadème étincelant. Pour moi, je ne croirai pas à la venue du Christ, s'Il n'a pas l'aspect et la figure du jour de sa passion, s'Il ne porte pas les stigmates de la croix. » A ces mots, l'autre disparut aussitôt comme une fumée, emplissant la cellule d'une odeur fétide, indice indubitable que c'était le diable.
Ce récit, tel que je viens de le rapporter, je le tiens de la bouche de Martin lui-même. N'allez donc pas croire que c'est une fable.
CHAPITRE XXV
VISITE DE SULPICE SÉVERE A SAINT MARTIN
En effet, comme j'avais depuis Iongtemps entendu parler de la foi, de la vie et de la puissance de Martin, comme je brûlais du désir de le connaître, j'entrepris avec plaisir un long voyage pour aller le voir. En outre, j'étais tout feu, tout flamme, pour écrire sa vie. Je me suis donc renseigné, en partie auprès de lui-même, autant qu'on pouvait l'interroger, en partie auprès de ceux qui l'avaient vu à l'oeuvre ou qui savaient.
A cette époque, il me reçut avec une humilité, une bienveillance incroyable. Il se félicita beaucoup et se réjouit dans le Seigneur de mon estime pour lui, estime si grande que j'avais entrepris un long voyage pour le voir. Un pécheur comme moi - j'ose à peine l'avouer, - il daigna m'inviter à sa table sainte; il versa lui-même l'eau sur mes mains; le soir, il me lava lui-même les pieds. Et je n'eus pas le courage de résister, d'aller contre sa volonté : j'étais tellement écrasé par son autorité, que j'aurais considéré comme un sacrilège de ne pas le laisser faire. Dans ses conversations, il ne me parla que de la nécessité de fuir les séductions du monde et les charges du siècle, pour suivre en toute liberté et sans entrave le Seigneur Jésus. Comme l'exemple le plus éclatant d'aujourd'hui, il nous citait Paulin, ce vir illustris dont j'ai fait mention plus haut : Paulin, qui avait rejeté le fardeau de richesses énormes pour suivre le Christ, et qui, presque seul de notre temps, avait mis complètement en pratique les préceptes évangéliques. Voilà, s'écriait Martin, celui qu'il faut suivre, qu'il faut imiter. Heureuse est la génération présente, d'avoir reçu une telle leçon de foi et de vertu. Selon la sentence du Seigneur, on a vu un riche, un grand propriétaire, vendre tout, donner tout aux pauvres; ce qui semblait impossible à faire, il l'a rendu possible par son exemple.
Et dans les paroles, dans la conversation de Martin, quelle gravité ! Quelle dignité ! Comme il était pénétrant, fort, prompt, à son aise, pour résoudre les questions sur les Écritures ! Je sais que sur ce point il y a beaucoup d'incrédules : je les ai vus, quand moi-même je le disais, ne pas me croire. Eh bien, j'atteste Jésus, notre espérance commune, que moi, de la bouche de personne, je n'ai jamais entendu des paroles si pleines de science, d'une éloquence si généreuse et si pure. Sans doute, à côté des vertus de Martin, c'est là une louange bien mesquine; mais l'étonnant, c'est qu'à un homme illettré n'ait pas manqué même ce mérite.
CHAPITRE XXVI
PORTRAIT DE SAINT MARTIN
Mais il faut une fin à ce livre, un terme à ce récit.
Non que j'aie épuisé tout ce qu'il y aurait à dire sur Martin; mais, comme les poètes sans art qui se négligent à la fin de leur ouvrage, je suis vaincu par mon sujet et succombe sous le poids. Ce qu'il a fait, j'ai pu tant bien que mal l'expliquer avec des mots; mais sa vie intérieure, sa conduite de chaque jour, l'élan de son âme toujours tournée vers le ciel, jamais, je le déclare en toute vérité, jamais aucun discours ne l'expliquera.
Impossible de peindre cette persévérance et cette mesure dans l'abstinence et dans les jeûnes, cette puissance dans les veilles et les oraisons, ces nuits consacrées comme les jours à la prière, tous les instants remplis par l'oeuvre de Dieu, sans souci du repos ou des affaires, même de la nourriture ou du sommeil, si ce n'est autant que l'exigeaient les nécessités de la nature. Tout cela vraiment, Homère lui-même, si, comme on dit, il sortait des enfers, Homère ne pourrait l'exposer : tant il est vrai que, chez Martin, tout est trop grand pour être exprimé par des mots.
Jamais Martin n'a laissé passer une heure, un moment, sans se livrer à la prière ou s'absorber dans la lecture; et encore, même en lisant ou en faisant autre chose, jamais il ne cessait de prier Dieu. De même que les forgerons, se reposant au milieu de leur travail, frappent encore leur enclume; ainsi Martin, même quand il paraissait faire autre chose, continuait de prier. Ô l'homme vraiment bienheureux ! Sans malice, ne jugeant personne, ne condamnant personne, ne rendant à personne le mal pour le mal. Contre toutes les injures, il s'était armé d'une patience extraordinaire. Lui, le chef, l'évêque, il pouvait être outragé impunément par des clercs infimes. Jamais, pour cela, il ne les a déposés; jamais, autant que cela dépendait de lui, il ne les a exclus de sa charité.
CHAPITRE XXVII
LES ENNEMIS DE SAINT MARTIN
CONCLUSION
Jamais personne n'a vu Martin s'irriter, ni s'émouvoir, ni s'affliger, ni rire. Toujours un, toujours le même, le visage resplendissant comme d'une joie céleste, il semblait en dehors de la nature humaine. Dans sa bouche, rien que le Nom du Christ; dans son âme, rien qu'amour, paix, miséricorde.
Souvent même, il pleurait sur les péchés de ceux qui se montraient ses détracteurs. Ces gens-là, tandis qu'il se tenait tranquille à l'écart, l'attaquaient avec leur langue empoisonnée, avec leurs dents de vipère. En vérité, nous en avons vu à l'oeuvre quelques-uns, qui enviaient sa puissance et la noblesse de sa vie : ils haïssaient en lui ce qu'ils ne voyaient pas en eux-mêmes et ne pouvaient imiter. Et par surcroît (chose horrible, déplorable, lamentable !), presque tous ses persécuteurs, si peu nombreux qu'ils fussent, ceux du moins qu'on citait, étaient des évêques. Inutile de nommer personne, bien que la plupart aboient contre moi-même. Il suffira de faire rougir ceux d'entre eux qui liront ceci et se reconnaîtront. S'ils se fâchent, ils avoueront par là qu'ils sont atteints par mes paroles, alors que peut-être j'avais songé à d'autres. Au reste, je ne refuse pas d'encourir, moi aussi, la haine de gens comme ceux-là en compagnie d'un tel homme.
J'ai pleine confiance que tous les vrais fidèles feront bon accueil à cet opuscule. Mais, si quelqu'un le lit sans y ajouter foi, il péchera lui-même. Pour moi, j'ai conscience d'avoir été poussé par la certitude des choses et par l'amour du Christ à écrire ce livre; j'ai conscience d'y avoir exposé des faits avérés, d'y avoir dit la vérité. Dieu, je l'espère, réserve une récompense, non pas à quiconque aura lu ce récit, mais à quiconque y aura cru.
CHRONIQUE DE SULPICE SÉVERE
Extrait du livre II, chapitre 49-50
SAINT MARTIN A TREVES
SON INTERVENTION DANS LE PROCES DES PRISCILLIANISTES
... Priscillien, ne voulant pas comparaître devant les évêques (du concile de Bordeaux), en appela à l'empereur (Maxime). Cet appel fut rendu possible par l'indécision de nos évêques : ils auraient dû prononcer leur sentence, même contre un contumax, ou bien, si eux-mêmes étaient suspects, renvoyer l'affaire devant d'autres évêques, mais ne pas laisser aller à l'empereur une cause de ce genre, où les crimes étaient si manifestes (II, 49).
Ainsi, tous ceux qui étaient compromis dans l'affaire, furent amenés à l'empereur. Ils furent suivis par leurs accusateurs, les évêques Idace et Ithace. De ceux-ci, je ne blâmerais pas l'ardeur pour la condamnation des hérétiques, si l'ardeur de vaincre, plus loin qu'il n'eût fallu, ne les avait entraînés dans la lutte. D'ailleurs, si l'on veut mon avis, accusés et accusateurs me déplaisaient également. Pour Ithace surtout, je déclare qu'il n'avait aucun scrupule, aucun respect pour rien. C'était un homme effronté, bavard, impudent, dépensier; ramenant tout au ventre et à la gueule. Il en était venu à ce point de sottise, qu'il accusait tous les honnêtes gens, même des hommes saints, qui avaient le goût de la lecture ou le ferme propos de rivaliser de jeûnes : il dénonçait en eux des complices ou des disciples de Priscillien.
Il osa même, le misérable, il osa, en ce temps-là, s'en prendre à l'évêque Martin, un homme tout à fait comparable aux apôtres : il osa lui reprocher publiquement d'adhérer à cette hérésie infâme. En effet, Martin était alors à Trèves. Il ne cessait de gourmander Ithace, l'exhortant à se désister de l'accusation. Il suppliait Maxime de ne pas verser le sang des malheureux accusés. C'était bien assez, disait-il, que les coupables, déclarés hérétiques par une sentence épiscopale, fussent chassés de leurs églises; ce serait une nouveauté inouïe, monstrueuse, de faire juger une affaire ecclésiastique par un juge séculier. Enfin, tant que Martin fut à Trèves, le procès fut différé. Au moment de partir, il usa de son autorité extraordinaire pour arracher à Maxime cette promesse, qu'aucune condamnation ne ferait couler le sang des accusés.
Mais plus tard, égaré par les conseils pernicieux des évêques Magnus et Rufus, l'empereur se laissa détourner des voies de l'indulgence. Il chargea de l'affaire le préfet Evodius, un homme impitoyable et sévère. Celui-ci procéda à un double interrogatoire. Priscillien fut convaincu de maléfices; il ne nia pas qu'il s'était attaché à des doctrines immorales, qu'il avait même présidé la nuit des réunions de femmes perdues, qu'il avait l'habitude de prier nu. Evodius le déclara coupable et le fit emprisonner, jusqu'à ce qu'il en eût référé au prince. Le procès-verbal fut transmis au palais. L'empereur fut d'avis que Priscillien et ses adhérents devaient être condamnés à la peine capitale (II, 50).
DIALOGUES DE SULPICE SÉVERE
SUR LES MIRACLES DE SAINT MARTIN
DIALOGUE I
CHAPITRE PREMIER
PRÉAMBULE
SULPICE SÉVERE ET SON AMI GALLUS. VISITE DE POSTUMIANUS, QUI REVIENT D'ORIENT
Nous étions ensemble, moi et Gallus, un homme qui m'est très cher, et en souvenir de Martin dont il a été le disciple, et pour ses mérites personnels. Survint mon cher Postumianus, qui, pour me revoir, revenait de l'Orient, où, quittant sa patrie, il s'était rendu trois ans auparavant. J'embrassai cet ami si tendre, je baisai ses genoux et ses pieds. Nous fîmes un ou deux tours de promenade, comme stupéfaits de nous revoir, et tous deux, en nous regardant, versant des larmes de joie. Puis, étendant à terre nos cilices, nous nous assîmes.
Prévenant mes questions, Postumianus dit en me regardant : - « J'étais dans une région lointaine de l'Égypte, quand me vint l'envie d'aller jusqu'à la mer. Là, je trouvai un vaisseau de transport, qui, avec sa cargaison devait gagner Narbonne, et qui se préparait à lever l'ancre. La nuit suivante, en songe, je crus te voir debout près de moi : ta main m'entraînait de force, pour me faire embarquer sur ce navire. Dès que l'aube eut dissipé les ténèbres et que j'eus quitté l'endroit où j'avais dormi, les réflexions sur le songe que j'avais eu m'inspirèrent subitement un tel désir de te revoir, que je m'embarquai aussitôt sur le navire. Le trentième jour, j'abordai à Marseille, d'où je suis venu ici en dix jours : tant une navigation heureuse a favorisé mon amical empressement. Toi, du moins, pour qui j'ai traversé tant de mers et parcouru tant de terres, tu voudras bien te livrer à mes embrassements et à mon affection sans témoin ».
- « Moi, dis-je, même quand tu t'attardais en Égypte, j'étais toujours avec toi par l'âme et la pensée. Je songeais à toi jour et nuit; le souvenir de ton affection me possédait tout entier. Ne crois donc pas que maintenant je te quitte un instant. Je serai toujours suspendu à ton visage pour te regarder, t'écouter, te parler. Et personne absolument ne sera admis dans notre intimité, que protège ici l'isolement de ma cellule. Car, pour notre ami Gallus que voici, sa présence, je crois, ne te sera pas importune. Ton arrivée, tu le vois, le fait comme moi-même triompher de joie. »
- « Fort bien ! dit Postumianus. Ton ami Gallus restera en notre compagnie. Sans doute, je ne le connais guère; mais, étant donné qu'il t'est très cher, il ne peut pas ne pas m'être cher, vu surtout qu'il est disciple de Martin. Et je ne demande pas mieux que de m'entretenir avec vous, même dans un récit suivi, comme vous le demandez. Si je suis venu ici, c'est pour revoir mon cher Sulpicius que voici » - et il m'étreignit de ses deux mains - « en me prêtant à son désir, dussé-je être verbeux. »
CHAPITRE II
SUITE DU PRÉAMBULE.
NOUVELLES D'AQUITAINE.
- « Assurément, dis-je, tu as bien prouvé ce que peut une tendre affection, toi qui, pour me voir, as traversé tant de mers et tant de terres, toi qui es venu des plus lointaines régions du soleil levant, pour ainsi dire, jusqu'à celles du soleil couchant. Eh bien, puisque nous sommes seuls, entre nous, et que nous sommes de loisir, et que nous devons être tout entiers à tes récits, raconte-nous en détail, je t'en prie, toute l'histoire de tes pérégrinations. Dis-nous comment fleurit en Orient la foi du Christ et si les fidèles y vivent en paix. Dis-nous ce qu'y font les moines et quels prodiges, quels miracles le Christ opère en ses serviteurs. Certes, en nos régions, au milieu de cette société où nous vivons, la vie même nous est à charge; mais nous aurions plaisir à t'entendre dire que du moins au désert on peut vivre en chrétien. »
Alors Postumianus :
- « Je ferai, dit-il, ce que tu désires ardemment, je le vois. Mais auparavant, je t'en prie, je voudrais savoir de toi si tous ces évêques, que j'ai laissés ici, sont encore tels que nous les avons connus avant mon départ. »
Alors moi :
- « Ne m'interroge pas là-dessus, dis-je. Ces choses-là, ou bien tu les sais comme moi, je pense; ou bien, si tu les ignores, mieux vaut pour toi ne les pas apprendre. Voici seulement ce que je ne puis taire : non seulement ceux sur qui tu m'interroges ne sont nullement devenus meilleurs que tu ne les as connus, mais encore celui-là même qui seul m'aimait autrefois, dont l'affection me permettait ordinairement de respirer entre les persécutions de ces gens-là, eh bien, lui aussi, il a été plus dur pour moi qu'il n'aurait dû. Mais, contre lui, je ne veux rien dire de désobligeant : j'ai cultivé son amitié, et je l'ai encore aimé alors qu'il passait pour être mon ennemi. Et quand je repasse tout cela dans mes pensées secrètes, j'éprouve une douleur poignante à songer que j'ai presque perdu l'amitié d'un homme instruit et pieux. Mais laissons cela, qui est plein de tristesse. Écoutons plutôt le récit que tu nous promettais tout à l'heure. »
- « Qu'il en soit ainsi, dit Postumianus. »
Après cela, nous gardâmes quelque temps le silence tous les trois. Puis, Postumianus rapprocha de moi le cilice sur lequel il était assis; et il commença son récit.
CHAPITRE III
RÉCIT DE POSTUMIANUS. EXCURSIONS A CARTHAGE ET EN CYRÉNAIQUE.
« Il y a trois ans, dit Postumianus, quand je fus parti d'ici, Sulpicius, après t'avoir fait mes adieux, je m'embarquai à Narbonne. Le cinquième jour, j'entrai dans un port d'Afrique : tant notre traversée fut heureuse par la Volonté de Dieu. Je voulus aller à Carthage, y visiter les endroits consacrés par les saints, et surtout me prosterner sur le tombeau du martyr Cyprien. Le quinzième jour, nous étions de retour au port. Nous prîmes le large, pour gagner Alexandrie. Mais l'Auster était contre nous, et nous faillîmes nous échouer dans la grande Syrte. Heureusement, nos marins virent le danger et arrêtèrent le navire en jetant les ancres.
« Sous nos yeux était la terre ferme du continent. Nous y abordâmes avec des barques. Comme nous n'y voyions aucune trace d'hommes ni de culture, je m'avançai plus loin pour explorer avec soin les lieux. A trois milles environ du rivage, au milieu des sables, j'aperçus une petite cabane, de celles dont le toit, comme dit Salluste, ressemble à la carène d'un navire. Ce toit, qui touchait la terre, était fait de très fortes planches. Ce n'est pas qu'on craigne en ce pays aucune violence des pluies - qu'il y soit tombé de l'eau, on ne l'a même jamais entendu dire -; mais la violence des vents est telle, que la moindre brise, soufflant même dans un ciel assez pur, y cause une tempête plus terrible qu'aucun naufrage sur aucune mer. Là ne viennent ni plantes, ni moissons; car le terrain manque de consistance, les sables secs se déplaçant à tout souffle des vents. Mais, derrière certains promontoires qui arrêtent les vents, du côté opposé à la mer, la terre est un peu plus ferme; elle produit, de place en place, une herbe rude, très propre à la nourriture des moutons. Les habitants vivent de lait. Les plus habiles, ou, si l'on peut dire, les plus riches, ont du pain d'orge. En cette région, l'orge est la seule récolte. Comme elle y pousse vite en raison de la nature du sol, elle échappe ordinairement aux désastres causés par les vents qui y sévissent : trente jours, dit-on, après les semailles, elle est mûre. Si des hommes s'établissent en une pareille contrée, il n'y a qu'une raison : c'est que tous y sont libres d'impôts. En effet, ce pays est à l'extrémité de la Cyrénaïque, et il touche au désert qui s'étend entre l'Égypte et l'Afrique : ce désert, à travers lequel jadis, fuyant César, Caton conduisit son armée.
CHAPITRE IV
UN MENU AU DÉSERT. GOÛT DES GAULOIS POUR LA BONNE CHERE
« Donc, je me dirigeai vers cette cabane que j'avais aperçue de loin. J'y trouvai un vieillard en vêtement de peau, tournant une meule à bras. Après un échange de salut, il nous fit un aimable accueil. Je lui expliquai que nous avions été jetés sur cette côte, que nous n'avions pu reprendre immédiatement notre navigation, l'état de la mer nous retenant. Nous étions donc descendus à terre. Cédant à la curiosité humaine, nous avions voulu connaître la nature des lieux et les moeurs des habitants. D'ailleurs, nous étions chrétiens : nous désirions surtout apprendre si, dans ces déserts il y avait quelques chrétiens. - Alors notre hôte, pleurant de joie, se jeta à nos genoux, nous embrassa deux et plusieurs fois, nous invita à prier avec lui. Puis, il étendit sur le sol des peaux de mouton, où il nous fit prendre place. Il nous servit un déjeuner vraiment somptueux : la moitié d'un pain d'orge. Or, de notre côté, nous étions quatre; avec lui, cinq convives. Il mit aussi sur la table une botte d'herbe : une herbe dont le nom m'échappe, analogue à la menthe, au feuillage exubérant, avec une saveur de miel. Cette plante avait un goût et un parfum très agréables; ce fut un régal, et nous pûmes nous rassasier.
A ces mots, je me mis à sourire, et, me tournant vers mon cher Gallus : - « Eh bien, dis-je, eh bien, Gallus, que dis-tu de ce déjeuner ? Une botte d'herbe et la moitié d'un pain pour cinq hommes ! »
Alors Gallus, très discret à son ordinaire, rougit un peu à cette taquinerie :
- « Te voilà encore, dit-il, Sulpicius. Suivant ta coutume, tu ne laisses échapper aucune occasion de railler notre gloutonnerie. Mais tu es bien dur, de prétendre nous forcer, nous, des Gaulois, à vivre comme des anges. Et encore, moi, je croirais que même les anges mangent pour le plaisir de manger. Quant à cette moitié de pain d'orge, je craindrais d'y toucher, même à moi seul. C'est bon pour ton Cyrénéen, que la nécessité ou la nature condamne à avoir faim. Ou encore, tout au plus, c'est bon pour tes débarqués, que le mal de mer, je pense, vouait à la diète. Nous autres, nous sommes loin de la mer; et, comme je te l'ai souvent déclaré, nous sommes des Gaulois. Mais laissons cela. Que Postumianus continue à nous raconter l'histoire de son Cyrénéen. »
CHAPITRE V
UNE COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE AU DÉSERT
- « Eh bien, dit Postumianus, je me garderai à l'avenir de louer la sobriété de personne, dans la crainte de froisser nos Gaulois en leur proposant un exemple trop difficile à suivre. Je comptais pourtant vous décrire encore le dîner de ce Cyrénéen et les banquets suivants : car nous sommes restés sept jours chez lui. Mais je dois y renoncer, de peur que Gallus n'y voie encore une raillerie.
« D'ailleurs, le lendemain, des habitants commencèrent à affluer pour nous voir. J'appris ainsi que notre hôte était prêtre; ce qu'il nous avait complètement caché. Ensuite, nous nous rendîmes avec lui à l'église, qui était à environ deux milles de là, derrière une montagne qui l'avait dérobée à nos regards. Construite avec des branches quelconques entrelacées, cette église n'était guère plus fastueuse que la cabane de notre hôte, où il ne pouvait se tenir sans se courber. En faisant mon enquête sur les moeurs des habitants, je notai ce fait remarquable, qu'ils n'achètent ni ne vendent rien. Ils ignorent ce qu'est la fraude ou le larcin. Ils dédaignent l'or et l'argent, biens suprêmes aux yeux des autres hommes : ils n'en ont pas et ne désirent pas en avoir. Comme j'offrais à ce prêtre dix pièces d'or, il recula d'horreur, déclarant dans sa profonde sagesse qu'avec l'or on ne construit pas l'Église, mais que plutôt on la détruit. Nous lui fîmes don de quelques vêtements, qu'il accepta volontiers.
CHAPITRE VI
ARRIVÉE A ALEXANDRIE. QUERELLES D'ÉGLISE A PROPOS D'ORIGENE
« Rappelés vers la mer par nos marins, nous prîmes congé. Après une heureuse traversée de sept jours, nous arrivâmes à Alexandrie. Là, entre évêques et moines, se livraient d'horribles batailles.
« En voici l'occasion ou la cause. Les évêques, assemblés en grand nombre dans plusieurs synodes, avaient décidé catégoriquement que personne ne devait lire ou avoir chez soi les livres d'Origène. Celui-ci passait pour être un très habile commentateur des saintes Écritures. Mais les évêques relevaient dans ses livres certains passages extravagants. Ses défenseurs, n'osant pas justifier ces passages, préféraient dire que c'étaient des interpolations frauduleuses des hérétiques. Aussi, ajoutaient-ils, à cause de ces erreurs qu'on avait raison de blâmer, on ne devait pas condamner également le reste : la foi des lecteurs pouvait facilement faire la distinction, être en garde contre les passages falsifiés, et retenir pourtant les explications vraiment catholiques. D'ailleurs, il n'était pas surprenant que, sur des livres modernes et récemment écrits, la fraude des hérétiques eût opéré, puisqu'elle n'avait pas craint, en certains endroits, de s'en prendre à la vérité des évangiles. Malgré ces objections, les évêques résistaient obstinément. Ils usaient de leur puissance pour forcer à tout condamner, le bon avec le mauvais, et avec l'auteur lui-même. On avait, disaient-ils, on avait bien assez de livres agréés par l'Église : on devait rejeter absolument la lecture d'Origène, plus nuisible aux insensés que profitable aux gens sensés.
« Quant à moi, j'ai eu la curiosité d'explorer certaines parties de ces livres. Bien des choses m'y ont plu tout à fait. Mais j'y ai noté quelques passages où l'auteur est certainement dans l'erreur : ce sont ceux où ses défenseurs dénoncent des interpolations. Moi, je m'étonne qu'un seul et même homme ait pu être si différent de lui-même. Là où on l'approuve, il n'a pas d'égal depuis les apôtres. Mais, là où on le blâme avec raison, on ne connaît personne qui ait commis des erreurs plus honteuses.
CHAPITRE VII
PERSÉCUTION CONTRE LES MOINES ORIGÉNISTES
« Parmi les nombreux passages, relevés par les évêques, qu'on lisait dans les livres d'Origène, et qui étaient évidemment contraires à la foi catholique, il en est un surtout qui pouvait le rendre odieux, et où se lisait une déclaration incroyable. Le Seigneur Jésus, disait-il, S'était incarné pour la rédemption de l'homme, avait souffert la croix pour le salut de l'homme, avait goûté à la mort pour l'éternité de l'homme : Jésus de même, par une passion analogue, devait racheter jusqu'au diable. Cela convenait, ajoutait Origène, à la Bonté, à la Charité du Christ : celui qui avait réformé l'homme perdu, devait délivrer aussi l'ange déchu.
« Comme ce passage et d'autres du même genre étaient produits par les évêques, l'animosité des partis amena une sédition. Ne pouvant la réprimer par leur autorité, les évêques donnèrent un exemple malheureux : pour rétablir la discipline dans l'Église, ils firent intervenir le préfet. Celui-ci, par un régime de terreur, dispersa les frères. Les moines furent chassés en diverses régions, si bien que l'on afficha des édits qui ne leur permettaient de s'établir nulle part. Une chose me troublait beaucoup : l'attitude de Jérôme, un homme scrupuleusement catholique et très versé dans la sainte Loi. Il passait pour avoir d'abord suivi Origène : or, maintenant, il était des plus ardents à condamner même tous ses écrits. Sans doute, je n'oserais porter sur personne un jugement téméraire; je constate pourtant que des hommes très distingués et très savants différaient d'avis, disait-on, en ce conflit. En tout cas, l'opinion des moines, que ce soit une erreur, comme je le pense, ou une hérésie, comme on le croit, ne put être étouffée par les nombreux châtiments qu'infligèrent les évêques. Et même, elle n'aurait pu se répandre si largement, si elle n'avait grandi par la lutte. Tels étaient donc les troubles qui agitaient Alexandrie, quand j'y arrivai. Moi, l'évêque de cette cité m'accueillit fort bien, mieux que je ne m'y attendais. Il tenta même de me retenir auprès de lui. Mais je n'eus pas le coeur de rester dans une ville où bouillonnaient les haines allumées par la récente déroute des frères. Sans doute, on trouvera peut-être que ces moines auraient dû obéir à leurs évêques; mais ce n'était pas une raison pour qu'une multitude si grande, vivant sous la confession du Christ, fût frappée si durement, surtout par des évêques.
CHAPITRE VIII
PELERINAGE A BETHLÉEM.
VISITE A SAINT JÉROME
« Donc, je quittai Alexandrie pour gagner la ville de Bethléem. Elle est séparée de Jérusalem par une distance de six milles; elle est à seize étapes d'Alexandrie. L'Église de cet endroit est dirigée par le prêtre Jérôme; c'est une paroisse de l'évêque qui siège à Jérusalem. Depuis longtemps, je connaissais Jérôme, dont j'avais fait la connaissance dans mon précédent voyage; il avait donc obtenu facilement que je lui rendisse visite avant tous. En effet, outre le mérite de sa foi et la qualité de ses vertus, c'est un homme très versé dans la littérature, non seulement des Latins et des Grecs, mais encore des Hébreux, au point qu'en aucune science personne n'oserait se comparer à lui. D'ailleurs, je serais surpris s'il n'était pas connu de vous aussi, par les nombreux ouvrages qu'il a écrits, et qui sont lus dans le monde entier. »
- « De nous, dit Gallus, il est bien connu, trop connu. Il y a cinq ans, j'ai lu de lui un livre, où toute notre génération de moines est par lui très violemment maltraitée et déchirée. D'où il arrive parfois que notre ami le Belge s'irrite fort contre lui, à cause du passage où on lit que nous aimons à nous rassasier jusqu'à vomir. Pour moi, je pardonne à Jérôme, convaincu qu'il a voulu parler des moines d'Orient, plutôt que des moines d'Occident. En effet, si l'excès de bonne chère est chez les Grecs gloutonnerie, chez les Gaulois c'est appétit naturel. »
Alors moi :
- « C'est en avocat, dis-je, que tu défends, Gallus, tes compatriotes. Mais, dis-moi, le livre en question condamne-t-il seulement ce défaut-là chez les moines ? »
- « Oh, non, dit Gallus. L'auteur n'a rien omis du tout, pour le plaisir d'attaquer, de déchirer, de diffamer. Il nous reproche surtout l'avarice, et aussi la vanité. Il parle beaucoup de notre orgueil, et longtemps de notre superstition. Eh bien, je l'avouerai en toute sincérité, il me paraît avoir peint là des défauts assez répandus.
CHAPITRE IX
PORTRAIT DE SAINT JÉROME
DÉPART POUR LA HAUTE-ÉGYPTE.
« Au reste, poursuivit Gallus, sur les familiarités suspectes des vierges avec les moines, même avec les clercs, comme les critiques de Jérôme sont vraies et fortes ! Aussi certaines gens, que je ne veux pas nommer, ne l'aiment pas, dit-on. Si notre ami le Belge s'irrite de nous voir taxés de gloutonnerie, ces gens-là frémissent, dit-on, quand ils lisent dans l'opuscule en question : " La vierge dédaigne d'habiter avec son frère germain, qui est célibataire; comme frère, elle cherche un étranger » (Jérôme, Epist. 22, 14 ad Eustochium).
Alors moi : - « Vraiment, dis-je, tu vas trop loin Gallus. Prends garde d'être entendu de quelqu'un qui se reconnaisse là : il te mettrait dans le même sac que Jérôme, et commencerait à ne pas t'aimer. Puisque tu es homme d'école, je puis te citer le vers du grand comique, pour t'avertir : " Par la condescendance, on se fait des amis; par la vérité, on fait naître la haine " (Térence, Andr., I, 1, 41). Mais laissons cela. A toi, Postumianus; continue ce que tu avais commencé, reprends ton récit d'Orient ».
- « Moi, reprit Postumianus, comme j'allais vous le dire, je restai six mois près de Jérôme. Il est toujours en guerre contre les méchants; et cette lutte perpétuelle lui a attiré la haine des coquins. Il est détesté des hérétiques, parce qu'il ne cesse de les attaquer; détesté des clercs, parce qu'il critique vivement leur genre de vie et leurs vices. Mais, assurément, tous les honnêtes gens l'admirent et l'aiment. Le croire hérétique, c'est être fou. Je puis le dire en toute vérité, catholique est la science de l'homme, saine est sa doctrine. Toujours, il est tout entier à la lecture, tout entier aux livres. Ni le jour, ni la nuit, il ne se repose. Il est toujours à lire ou à écrire. Si je n'eusse arrêté dans mon esprit et promis à Dieu d'aller dans ce désert qui d'avance était mon but, je n'aurais pas voulu, même un instant, me séparer d'un si grand homme.
« Je lui laissai donc et lui confiai tous mes bagages, avec tous mes gens, qui m'avaient suivi contre mon désir, et qui me retenaient, m'embarrassaient. Alors, complètement déchargé, pour ainsi dire, d'un lourd fagot, libre enfin, je retournai à Alexandrie. J'y visitai les frères. Puis je me dirigeai vers la Thébaïde supérieure, c'est-à-dire vers l'extrémité de l'Égypte. Là, disait-on, dans les vastes solitudes du désert, vivaient une foule de moines. Ce serait long, si je voulais rapporter tout ce que j'y ai vu. Je me contenterai d'effleurer quelques souvenirs.
CHAPITRE X
MOINES ET ERMITES DE LA THÉBAIDE
HISTOIRE D'UN SERPENT ET DE DEUX ENFANTS
« Non loin du désert, sur les bords du Nil, nombreux sont les monastères. Les moines habitent ensemble, ordinairement par groupes de cent. Leur grande règle, c'est de vivre sous l'autorité d'un abbé, de ne rien faire par leur propre volonté, d'obéir en toute chose au moindre signe du chef dont ils dépendent. Ceux d'entre eux qui visent à une plus grande perfection, se rendent au désert pour y mener la vie solitaire; mais ils n'y vont qu'avec la permission de leur abbé. Leur première vertu, c'est d'obéir à l'autorité d'autrui. Quand ils ont passé au désert, leur abbé prend des mesures pour leur procurer du pain ou toute autre nourriture.
« Par hasard, pendant les jours qui suivirent mon arrivée dans la région, on eut à ravitailler un certain ermite qui venait de se retirer dans le désert, et qui s'était fait une cabane à six milles tout au plus du monastère. Pour lui porter du pain, l'abbé avait envoyé deux enfants, dont l'aîné avait quinze ans et le plus jeune douze. Comme ces enfants revenaient de là, un aspic d'une taille extraordinaire se trouva sur leur chemin. Ils ne s'effrayèrent nullement de cette rencontre. Quand le serpent fut devant leurs pieds, comme par enchantement, il abaissa sur le sol son cou bleuâtre.
Le plus jeune des enfants le saisit avec la main, l'enveloppa dans son manteau, et l'emporta. Au monastère, il entra comme un vainqueur, et courut à la rencontre des frères. Sous les regards curieux de tous, il ouvrit son manteau et déposa sur le sol la bête captive, non sans une orgueilleuse fierté. Tous les autres vantaient la foi et la puissance miraculeuse des enfants. Mais l'abbé, dans sa profonde sagesse, craignit que la faiblesse de leur âge n'en tirât présomption : il les fit battre de verges tous les deux, leur reprochant beaucoup d'avoir révélé le prodige que par leur entremise avait opéré le Seigneur. Ce prodige, ajoutait-il, n'était pas l'oeuvre de leur foi, mais de la Puissance divine; ils devaient apprendre plutôt à servir Dieu en toute humilité, non se glorifier à propos de prodiges et de miracles; car mieux valait avoir conscience de sa faiblesse que tirer vanité de miracles.
CHAPITRE XI
PAIN MIRACULEUX
Cependant, le moine du désert apprit tout cela : il sut que les deux enfants avaient été mis en péril par la rencontre d'un serpent, et qu'en outre, après leur victoire sur le serpent, ils avaient reçu bien des coups. Alors, le solitaire supplia son abbé de ne plus lui envoyer désormais de pain, ni aucune nourriture. Il y avait déjà huit jours que l'homme du Christ s'était ainsi séquestré lui-même, au risque de mourir de faim. Ses membres étaient desséchés par le jeûne; mais son âme résistait, tournée vers le ciel. Son corps était épuisé par la diète; mais sa foi se fortifiait dans sa fermeté.
« Sur ces entrefaites, son abbé fut averti par l'Esprit saint d'avoir à visiter son disciple. Dans sa charitable sollicitude, il voulut savoir de quoi se nourrissait son fidèle, après avoir refusé de recevoir le pain de l'homme. Il partit lui-même à sa recherche. Dès que le solitaire vit de loin venir le vieillard, il courut à sa rencontre, lui rendit grâce, le conduisit à sa cellule. En y entrant tous deux ensemble, ils aperçurent une corbeille de palmier, pleine de pain chaud, suspendue à la porte devant le montant. D'abord, ils constatèrent que c'était bien l'odeur du pain chaud; puis, au toucher, trouvèrent tel que s'il sortait du four; cependant, ils ne reconnurent pas la forme du pain d'Égypte. Stupéfaits, tous deux conclurent que c'était un présent du ciel; mais le solitaire déclarait que ce présent était fait pour la visite de l'abbé, tandis que l'abbé l'attribuait plutôt à la foi et à la vertu du solitaire. Enfin tous deux, avec une grande allégresse, rompirent le pain céleste.
« Le vieillard, de retour au monastère, raconta l'aventure aux frères. Alors, un tel enthousiasme s'empara de tous, qu'à l'envi ils se hâtaient de gagner les solitudes sacrées du désert, déclarant qu'ils seraient malheureux s'ils restaient plus longtemps dans une communauté nombreuse, où l'on devait souffrir le commerce des hommes.
CHAPITRE XII
PATIENCE ÉVANGÉLIQUE
« Dans ce monastère, j'ai vu deux vieillards qui, disait-on, y vivaient depuis quarante ans sans en être jamais sortis. Si je crois devoir les mentionner, c'est à cause de ce que j'ai entendu raconter à propos de leurs vertus : au témoignage de l'abbé lui-même et au dire de tous les frères, le soleil n'avait jamais vu l'un de ces moines manger, ni l'autre se fâcher. »
Alors Gallus, en me regardant :
- « Oh, si votre homme, que je ne veux pas nommer, si votre homme était ici ! Je voudrais bien qu'il entendît citer cet exemple, lui que souvent, à propos de nombreuses personnes, nous avons trop vu s'irriter si fort. Cependant, à ce qu'on me dit, il vient de pardonner à ses ennemis : alors, s'il entendait ceci, il serait confirmé de plus en plus, par l'exemple cité, dans l'idée que c'est une belle vertu de ne pas se laisser émouvoir par la colère. Sans doute, je ne nierai pas qu'il ait eu de justes raisons de se fâcher. Mais, là où la lutte est plus dure, plus glorieuse aussi est la couronne du vainqueur. Aussi, à mon avis, a-t-on tout lieu de louer quelqu'un que tu peux reconnaître. Abandonné par un affranchi ingrat, il a eu pitié de lui, au lieu de lui reprocher son départ. Il ne s'est pas même fâché contre l'homme par qui il s'est vu enlever son affranchi. »
Alors moi :
- « Si Postumianus ne nous eût cité cet exemple d'une victoire sur la colère, je m'irriterais fort du départ de mon fugitif. Mais, puisqu'il n'est pas permis de s'irriter, laissons là toutes ces allusions à des souvenirs douloureux. Revenons à toi, dis-je, Postumianus : nous t'écoutons. »
- « Je ferai, dit Postumianus, je ferai, Sulpicius, ce que tu veux, puisque je vous vois tous deux si désireux de m'entendre. Mais, souvenez-vous-en, je compte toucher les intérêts du dépôt de souvenirs que je fais ici. Volontiers, je paie ce que vous demandez, mais à une condition : vous ne me refuserez pas ensuite ce que j'ai demandé. »
- « Nous autres, dis-je, nous n'avons rien pour nous acquitter de notre dette envers toi, même sans intérêts. Cependant, exige tout ce que tu voudras, pourvu que tu continues à satisfaire nos désirs. Vraiment, nous sommes charmés de ton récit. »
- « Non, dit Postumianus, je ne tromperai pas votre curiosité. Et puisque vous avez pu reconnaître déjà la puissance d'un ermite, je vais vous citer encore quelques traits, pris entre cent. »
CHAPITRE XIII
LE LION ET LES DATTES.
« Donc, je venais d'entrer dans le désert. J'étais à environ douze milles du Nil. J'avais avec moi, pour me guider, l'un des frères, qui connaissait bien les lieux. Nous arrivâmes chez un vieux moine, qui habitait au pied d'une montagne. Là, chose très rare en ces régions, il y avait un puits. Le moine possédait un boeuf, dont tout le travail consistait à faire tourner une machine à roue pour tirer de l'eauŠ car la profondeur du puits était, disait-on, d'environ mille pieds ou davantage. Un jardin produisait là des légumes en abondance, et cela contre la nature du désert, où le sol partout desséché, brûlé par les ardeurs du soleil, ne peut jamais nourrir la moindre racine d'aucune plante. Le saint homme devait ses récoltes à son labeur, à celui du boeuf son compagnon, à son industrieuse activité : des irrigations répétées donnaient au sable tant de consistance, que nous avons vu étonnamment verts et d'un merveilleux rapport les légumes de ce jardin. C'est de cela que vivaient le maître et son boeuf. A nous aussi, c'est avec ces produits du jardin que le saint homme put nous offrir à dîner. J'à vu là une chose que, vous autres Gaulois, vous ne croirez peut-être pas : une marmite, pleine des légumes qu'on préparait pour notre dîner, se mettre à bouillir sans feu. Telle est la force des rayons du soleil, qu'ils suffiraient à n'importe quels cuisiniers, même pour faire cuire les ragoûts des Gaulois.
« Après le dîner, comme déjà le soir tombait, notre hôte nous invita à aller voir un palmier, dont il cueillait parfois les fruits, et qui était éloigné d'environ deux milles. Les palmiers sont les seuls arbres qu'on trouve au désert : il n'y en a guère, mais enfin il y en a. Les doit-on à l'industrie des anciens, ou à la nature du sol ? Je l'ignore. Peut-être aussi Dieu, sachant dans sa prescience que le désert serait habité un jour par des saints, a-t-Il mis là d'avance les palmiers pour ses serviteurs. Car, en grande partie, ceux qui se fixent dans ces solitudes, où ne vient aucune autre plante, se nourrissent des fruits de ces arbres. Quoi qu'il en soit, en arrivant au palmier où nous conduisait l'amabilité de notre hôte, nous y rencontrâmes un lion. En le voyant, mon guide et moi, nous nous mîmes à trembler. Mais le saint, sans hésiter, s'approcha; toujours tremblants, nous suivîmes. La bête, comme sur un ordre de Dieu, s'écarta un peu, discrètement. Elle s'arrêta, tandis que l'ermite atteignait les branches les plus basses et cueillait des fruits. Puis, voyant qu'on lui tendait une main pleine de dattes, le lion accourut. Il accepta les fruits avec plus de liberté qu'aucun animal domestique; et, quand il eut mangé, il s'en alla. Nous autres les spectateurs, et spectateurs encore tremblants, nous eûmes l'occasion de mesurer alors, et la puissance de la foi chez le saint, et, en nous-mêmes, la faiblesse de notre foi.
CHAPITRE XIV
LE REMORDS DE LA LOUVE
« J'ai vu un autre ermite également extraordinaire, qui habitait dans une cabane minuscule, où tenait une seule personne. On racontait qu'une louve avait coutume d'assister à son dîner. La bête ne manquait presque jamais de se présenter à l'heure régulière du repas. Elle attendait devant la porte, jusqu'au moment où l'ermite lui tendait le pain restant du dîner. Alors, elle lui léchait la main. Après avoir rempli envers lui ce devoir de reconnaissance et l'avoir salué, elle s'en allait.
« Mais il advint qu'un jour le saint, ayant reçu la visite d'un frère et l'ayant reconduit à son départ, resta longtemps absent et revint seulement à la nuit. La bête se présenta à l'heure ordinaire du repas. Constatant l'absence de son patron familier, elle entra dans la cellule vide, pour chercher avec soin où pouvait être le maître. Par hasard se trouvait suspendue à sa portée une corbeille de palmier, contenant cinq pains. La louve goûta l'un des pains, qu'elle dévora. Puis, le crime perpétré, elle s'en alla. Quand l'ermite fut de retour, il vit la corbeille disloquée et ne trouva pas son compte de pains. Il comprit qu'on l'avait volé; près du seuil, il reconnut des fragments du pain dérobé. Cela fixait les soupçons sur l'auteur du vol. Les jours suivants, la louve ne vint pas selon sa coutume : sans doute, elle avait conscience de son impudent méfait, elle se gardait de venir vers celui à qui elle avait fait tort. De son côté, l'ermite souffrait de n'avoir plus la distraction que lui apportait sa pensionnaire. Il pria pour obtenir son retour. Enfin, au bout de sept jours, la louve se présenta, comme auparavant, au moment du dîner. Mais on s'apercevait aisément qu'elle avait honte et se repentait. Elle n'osait s'approcher. Les yeux baissés vers la terre, dans un profond sentiment de honte, comme on le comprenait bien à son attitude, elle implorait en quelque sorte son pardon. L'ermite eut pitié de sa confusion. Il l'invita à s'approcher, et, d'une main caressante, flatta sa tête chagrine. Puis il doubla la ration de pain, pour réconforter la coupable. Alors, se voyant pardonnée, la louve laissa là son chagrin, et reprit ses visites accoutumées.
« Contemplez, je vous prie, contemplez, même en ce monde des bêtes, la Puissance du Christ, qui rend intelligente jusqu'à la brute, qui adoucit jusqu'à la férocité. Une louve rend des visites; une louve reconnaît que son larcin est coupable; une louve a conscience, a honte, est confuse; appelée, elle se présente, tend la tête, a le sentiment du pardon accordé, comme elle a porté la honte de la faute commise. Voilà ta Puissance, ô Christ. Voilà tes miracles, ô Christ. En effet, les prodiges qu'opèrent en ton Nom tes serviteurs, c'est ton oeuvre. Et nous gémissons de voir que, si ta Majesté est sentie par des bêtes sauvages, elle n'est pas révérée par des hommes.
CHAPITRE XV
LA LIONNE RECONNAISSANTE
« On pourrait trouver incroyable le récit précédent. Eh bien, je vous citerai de plus grandes merveilles. La foi du Christ m'est témoin que je n'invente rien. Je ne raconterai pas des fables accréditées par des autorités incertaines; mais je vous exposerai ce que j'ai appris par des hommes sûrs.
« Beaucoup de solitaires habitent dans le désert sans avoir de cabanes; on les appelle des anachorètes. Ils vivent de racines des plantes. Ils ne se fixent jamais dans un lieu déterminé, craignant les nombreux visiteurs. L'endroit où la nuit les surprend, voilà leur domicile. Donc un certain solitaire vivait de cette façon, d'après cette loi. Deux moines de Nitrie, une région pourtant bien éloignée, avaient été jadis ses confrères dans un monastère; et il avait été pour eux un ami très cher. Entendant parler de ses miracles, ils voulurent le revoir. Ils le cherchèrent longtemps. Enfin, au bout de sept mois, ils le découvrirent à l'extrémité du désert qui touche au pays des Blemmyes. Il habitait, disait-on, ces solitudes depuis douze ans. Il évitait ordinairement la rencontre de tous les hommes. Mais cette fois, quand il eut reconnu les visiteurs, il ne se déroba pas; il se donna même pendant trois jours à ces amis si chers. Le quatrième jour, à leur départ, il leur fit quelque temps la conduite. Soudain, les voyageurs virent venir à eux une lionne d'une taille extraordinaire. Bien qu'ils fussent trois, la bête savait à qui s'adresser. Elle se roula aux pieds de l'anachorète, se prosternant avec des sortes de sanglots et de lamentations, avec des attitudes, en même temps, de douleur et de prière. Ce spectacle émut les trois amis, surtout le solitaire qui se voyait visé. La lionne se mettant en marche, tous trois la suivirent. Tantôt s'arrêtant, tantôt se retournant, elle faisait aisément comprendre ce qu'elle voulait : que, là où elle allait, l'anachorète la suivît. Bref, on arriva à la caverne de la bête. Cette malheureuse mère y nourrissait cinq lionceaux déjà forts, qui, étant sortis du sein maternel les yeux clos, étaient condamnés à une perpétuelle cécité. Elle les tira de l'antre l'un après l'autre, et les déposa aux pieds de l'anachorète. Alors seulement, le saint comprit ce que demandait la bête. Il invoqua le Nom de Dieu, et, de la main, toucha les yeux clos des lionceaux. Aussitôt, la cécité disparut : les yeux des bêtes s'ouvrirent à la lumière qui leur avait été longtemps refusée.
« Ainsi les deux moines, après leur visite à l'anachorète qu'ils avaient désiré revoir, s'en retournèrent largement récompensés pour les fatigues de leur voyage : admis à être les témoins d'un si grand miracle, ils avaient vu à l'oeuvre la foi du saint, la Gloire du Christ, qu'ils auraient à attester. Mais voici un autre prodige : cinq jours après, la lionne revint vers l'auteur d'un si grand bienfait, et lui apporta en don la peau d'un animal sauvage extraordinaire. Le saint s'enveloppa souvent de cette peau, comme d'un manteau : il n'avait pas dédaigné d'accepter, par l'intermédiaire d'une bête, ce présent dont il devinait bien le véritable auteur.
CHAPITRE XVI
L'ANACHORETE ET LA GAZELLE
« Il y avait encore dans ces régions un autre anachorète dont le nom était illustre. Il habitait dans la partie du désert qui touche à Syène. Au début de son séjour dans ces solitudes, où il comptait vivre des racines d'herbes, agréables au goût et parfois d'une saveur exquise, que produit le sable, il ne savait pas choisir entre les plantes, et il en cueillait souvent de dangereuses. Il n'était pas facile de distinguer au goût la nature des racines, parce que toutes étaient également douces; mais beaucoup contenaient dans leur essence un suc mortel. Donc, quand l'ermite mangeait, un mal interne le tourmentait; de terribles douleurs secouaient tous ses organes; des vomissements répétés, en lui causant des tortures intolérables, ruinaient dans son estomac épuisé jusqu'au siège de la vie. Redoutant désormais tout ce qui se mange, il jeûnait depuis sept jours, et le souffle vital l'abandonnait, quand s'approcha de lui une bête sauvage, un ibex (sorte de gazelle). Comme l'animal se tenait près de lui, il lui jeta une botte d'herbes, qu'il avait faite la veille et qu'il n'osait pas toucher. La bête se mit à écarter avec sa bouche les plantes vénéneuses, et à prendre celles qu'elle savait inoffensives. Le saint homme n'eut qu'à suivre cet exemple, pour apprendre ce qu'il devait manger, ce qu'il devait rejeter. C'est ainsi qu'il échappa au danger de mourir de faim, et qu'il fut mis en garde contre les plantes vénéneuses.
« Mais ce serait bien long, sur tous ceux qui habitent le désert, de raconter ce que j'ai vu ou entendu dire. J'ai passé dans ces solitudes une année entière, plus environ sept mois. J'y ai fort admiré la vertu d'autrui, sans pouvoir tenter moi-même une entreprise si ardue et si difficile. Néanmoins, j'habitais ordinairement avec le vieillard dont j'ai parlé, celui qui avait un puits et un boeuf.
CHAPITRE XVII
EXCURSIONS DIVERSES
L'ERMITE DU SINAI
« J'ai visité les deux monastères de saint Antoine, qui aujourd'hui encore sont occupés par ses disciples. Je suis allé à la grotte où a demeuré le bienheureux Paul, le premier ermite. J'ai vu la mer Rouge, la chaîne du mont Sinaï, dont la cime touche presque le ciel et est inaccessible.
« Dans les solitudes du Sinaï vivait, disait-on, un singulier anachorète, que j'ai longtemps cherché sans l'apercevoir. Depuis près de cinquante ans, il avait rompu toutes relations avec les hommes. Il ne portait aucun vêtement, n'étant couvert que des poils de son corps, et, par un don de la Grâce divine, ignorant sa nudité. Chaque fois que des hommes pieux avaient voulu l'approcher, il avait gagné en courant des lieux écartés, évitant toute rencontre avec des hommes. En une seule circonstance, disait-on, cinq ans auparavant, il s'était prêté à une entrevue, en faveur d'un homme qui, je crois, par la puissance de sa foi, avait mérité d'obtenir ce privilège. Le visiteur, entre autres questions posées au cours d'un long entretien, avait demandé pourquoi cette obstination à éviter les hommes. L'ermite, dit-on, répondit que, si l'on reçoit les visites des hommes, on ne peut recevoir celle des anges. D'où une opinion assez fondée, et courante : le bruit s'était répandu que ce saint était visité par les anges.
« Pour moi, quand j'eus quitté le mont Sinaï, je revins vers le Nil. De ce fleuve, je parcourus les deux rives, qui sont couvertes de nombreux monastères. Je constatai qu'ordinairement, comme je l'ai déjà dit, les moines habitaient ensemble par groupes de cent; mais on en trouvait jusqu'à deux ou trois mille dans les mêmes bourgades. Et, croyez-le bien, les moines vivant en communauté ne sont pas inférieurs en puissance à ceux que vous avez vus à l'oeuvre, et qui vivent à l'écart des sociétés humaines. Là, comme je l'ai dit, la vertu essentielle, la première de toutes, c'est l'obéissance. Un nouveau venu n'est admis par l'abbé d'un monastère qu'après une épreuve décisive, prouvant qu'il ne refusera jamais d'obéir aux plus ardus, aux plus pénibles, aux plus intolérables des commandements de l'abbé.
CHAPITRE XVIII
L'ÉPREUVE DU FOUR
« Je vais vous citer, de ces épreuves, deux exemples éclatants, incroyables, deux miracles d'obéissance. Il m'en vient bien d'autres à la mémoire. Mais, pour exciter l'émulation dans le domaine des vertus, si quelques exemples ne suffisent pas, rien ne servirait de les multiplier.
« Donc un homme, qui avait renoncé à la vie active du monde, entra dans un monastère de règle rigoureuse, demandant à y être admis. L'abbé se mit à lui faire de nombreuses objections. Lourd était ici, disait-il, le poids de la discipline; lui-même était dur dans ses ordres que nul ne pouvait exécuter aisément, malgré toute sa patience; mieux valait chercher un autre monastère, où l'on vivait sous des lois plus faciles; on ne devait pas tenter d'entreprendre ce qu'on ne pourrait faire jusqu'au bout. Mais l'autre ne se laissait pas émouvoir par ces perspectives effrayantes. Il s'obstinait d'autant plus à promettre une obéissance absolue, déclarant que si l'abbé lui ordonnait de se jeter dans le feu il ne refuserait pas d'y entrer. Quand le maître eut entendu cette déclaration, il en mit aussitôt l'auteur à l'épreuve. Par hasard, il y avait près de là un four brûlant, chauffé par un feu ardent, et préparé pour cuire les pains; des flancs de la fournaise jaillissait la flamme, et, à l'intérieur du foyer, était déchaîné l'incendie. Le maître ordonna au nouveau venu d'entrer dans la fournaise. L'autre, aussitôt, obéit à l'ordre; sans hésiter, il entra au milieu des flammes. Mais les flammes, vaincues par une foi si audacieuse, s'écartèrent devant lui, comme jadis devant les trois jeunes Hébreux. La nature fut domptée, l'incendie mis en fuite. Celui qu'on s'attendait à voir brûler, fut comme retrempé par une fraîche rosée : ce qui l'étonna lui-même. Mais est-il étonnant, ô Christ, que ton conscrit n'ait pas été alors touché par le feu ? Ainsi, l'abbé n'eut pas à regretter d'avoir donné un ordre trop dur, et le disciple n'eut pas à se repentir d'avoir obéi à l'ordre. Le jour même de son arrivée, mis à l'épreuve comme étant faible, il fut trouvé parfait. Il avait bien mérité son bonheur, bien mérité sa gloire, lui qui fut éprouvé par l'obéissance et glorifié comme par le martyre.
CHAPITRE XIX
MIRACLE DE LA BAGUETTE
« Dans le même monastère, le fait dont je vais parler était donné comme récent. Un homme était venu trouver le même abbé, demandant à être admis. On lui posa comme première condition qu'il observerait la loi de l'obéissance : il promit de montrer, en toute chose et jusqu'à l'extrême, une patience à toute épreuve. Par hasard, l'abbé tenait alors à la main une baguette de storax, depuis longtemps desséchée. Il l'enfonça dans le sol, et imposa comme tâche au nouveau venu d'arroser cette baguette, jusqu'à ce que, contrairement à toutes les lois de la nature, ce bois sec, planté dans un sol sec, fût redevenu vert. Soumis par ordre à une loi si dure, le nouveau venu apportait chaque jour sur ses épaules l'eau qu'il allait prendre dans le Nil, à environ deux milles de là. Déjà avait passé une année entière, et le malheureux continuait à peiner pour son travail, sans pouvoir en espérer aucun résultat : malgré tout, sa vertu d'obéissance résistait à la fatigue. L'année suivante, encore, trompa le vain labeur du frère, maintenant épuisé. Une troisième année déroulait son cours dans la succession des temps, et ni la nuit ni le jour le porteur d'eau ne cessait son travail, lorsque la baguette fleurit enfin. Moi-même, j'ai vu l'arbuste qui provient de cette baguette : aujourd'hui encore, dans l'atrium du monastère, avec ses rameaux verdoyants, il reste comme pour rendre témoignage, pour montrer ce qu'a obtenu l'obéissance et ce que peut la foi.
« Mais le jour me manquerait, avant que j'eusse achevé le récit des divers miracles, connus de moi, qui attestent la puissance des saints.
CHAPITRE XX
UN SAINT GUÉRI DE SA VANITÉ
« Je vous citerai encore deux faits remarquables. L'un sera un exemple éclatant qui nous empêchera de nous gonfler d'une misérable vanité; l'autre, une éloquente leçon sur les dangers de la fausse justice.
« Donc un saint, doué d'une puissance incroyable pour chasser les démons du corps de leurs victimes, faisait chaque jour des miracles inouïs. Non seulement par sa présence et par ses paroles, mais parfois même en son absence, par les franges de son cilice ou les lettres qu'il avait envoyées, il guérissait les possédés. D'où un concours extraordinaire de visiteurs, venus à lui du monde entier. Je ne parle pas des moindres personnages; mais des préfets, des comtes, des gouverneurs de divers rangs, se prosternaient souvent devant sa porte. Même de très saints évêques, déposant leur autorité sacerdotale, demandaient humblement à être touché et bénis par lui; non sans raison, ils se croyaient sanctifiés, éclairés d'un rayon de la grâce divine, chaque fois qu'ils avaient touché sa main et son vêtement. Il passait pour s'abstenir entièrement et toujours de toute boisson. Comme nourriture - je te le dirai à l'oreille, Sulpicius, dans la crainte que Gallus ne m'entende -, il ne prenait que six figues pour se soutenir. Cependant, en ce saint homme, à qui sa puissance attirait tant d'hommages, les hommages insinuaient peu à peu la vanité. Dès qu'il put sentir en lui les progrès de ce mal, il fit longtemps les plus grands efforts pour s'en délivrer. Mais le mal ne pouvait être extirpé complètement, même par la conscience secrète qu'il avait de sa vanité, tant qu'il gardait sa puissance. Or, partout son nom était confessé par les démons; et il ne pouvait écarter de lui l'affluence des visiteurs. En attendant, le poison caché se glissait de plus en plus dans son âme : celui qui d'un signe chassait les démons du corps des autres, ne pouvait se débarrasser lui-même des pensées secrètes de la vanité.
« En conséquence, dans toutes ses prières, il se tournait vers Dieu pour lui demander, dit-on, de le soumettre pendant cinq mois au pouvoir du diable, et de le rendre semblable à ceux que lui-même avait guéris. Abrégeons. Ce saint si puissant, ce saint si célèbre dans tout l'Orient par ses prodiges et ses miracles, ce saint qui à son seuil avait vu auparavant affluer les foules, qui devant sa porte avait vu se prosterner les plus hautes puissances de ce monde, ce saint fut saisi par un démon et retenu dans ses chaînes. Il eut à souffrir tout ce que souffrent ordinairement les énergumènes. Enfin, au bout de cinq mois, il fut débarrassé non seulement du démon, mais, ce qui lui avait paru plus utile et plus désirable, de la vanité.
CHAPITRE XXI
CONTRE LA VANITÉ DES CLERCS
« En racontant cela, je songe à nos malheureux vices, à nos faiblesses. Qui de nous, si d'un pauvre homme il recevait un humble salut ou d'une femme un compliment en termes sottement flatteurs, ne serait pas aussitôt transporté d'orgueil, enflé de vanité ? Il aurait beau avoir conscience de n'être pas un saint : malgré tout, parce que des sots par adulation ou peut-être par erreur l'auraient qualifié de saint, il se croirait un grand saint. Et si on lui envoyait fréquemment des cadeaux, il se prétendrait honoré par la magnificence de Dieu, lui qui, en dormant, en se reposant, recevrait le nécessaire. A la moindre apparence du plus modeste miracle en sa faveur, il se croirait un ange.
« Voici un homme qui n'est remarquable ni par son oeuvre ni par sa vertu : on fait de lui un clerc. Aussitôt,il élargit ses franges, il prend plaisir à être salué, il enfle d'orgueil aux visites qu'il reçoit, et lui-même se montre partout. Auparavant, il avait coutume d'aller à pied ou à âne : maintenant, devenu superbe, il se fait traîner par des chevaux écumants. Naguère, il se contentait comme logement d'une petite et pauvre cellule; maintenant, il fait élever de hauts plafonds lambrissés, il fait aménager de nombreuses pièces, il fait sculpter les portes, il fait peindre les armoires. Il dédaigne les vêtements grossiers, il veut s'habiller d'étoffes souples. Pour cela, il lève tribut sur ses chères veuves et sur les vierges ses amies : l'une lui tissera un épais byrrus, l'autre une lacerne flottante.
« Mais laissons au bienheureux Jérôme le soin de décrire ces moeurs avec son mordant ordinaire. Revenons à notre sujet ».
- « Vraiment, dit mon ami Gallus, je ne vois pas ce que là-dessus tu as réservé pour Jérôme. En quelques mots, tu as si bien résumé tous les travers de nos compatriotes, que ces quelques paroles de toi, s'ils les accueillent avec calme et les méditent patiemment, pourront, à mon avis, leur profiter beaucoup. Ils n'auront donc plus besoin désormais, pour se corriger, des livres de Jérôme. Mais toi, continue plutôt le récit commencé. Tu nous avais promis une leçon sur les dangers de la fausse justice : fais-nous connaître cette leçon. A vrai dire, je l'avoue, c'est le mal le plus pernicieux dont nous souffrions dans les Gaules ».
- « J'y arrive, dit Postumianus. Je ne te tiendrai pas plus longtemps en suspens.
CHAPITRE XXII
CHATIMENT D'UN ERMITE QUI AVAIT QUITTÉ LE DÉSERT
« Un jeune homme, originaire d'Asie, très riche et d'une naissance illustre, qui avait une femme et un fils en bas âge, était tribun en Égypte. Au cours de fréquentes expéditions contre les Blemmyes, il avait atteint certaines parties du désert et vu bien des cabanes de saints. Un jour, il reçut du bienheureux Jean (de Lycopolis) la parole du salut. Aussitôt, il méprisa les vains honneurs d'un service inutile et entra résolument dans le désert. En peu de temps, il devint parfait et brilla en tout genre de vertus. Puissant par les jeûnes, éminent par l'humilité, ferme dans la foi, il était sans contredit l'égal des anciens moines par son ardeur pour la vertu.
Un jour, cependant, se glissa en lui cette pensée, inspirée par le diable, que mieux valait pour lui retourner dans sa patrie, et travailler au salut de son fils unique, de sa femme et de toute sa maison : cela, pensait-il, serait plus agréable à Dieu, que s'il se contentait de s'arracher seul au monde, en négligeant par un égoïsme impie le salut des siens.
« Il se laissa prendre à l'apparence de cette fausse justice : au bout de quatre ans environ, il abandonna sa cellule, trahissant ainsi son voeu d'ermite. Quand il arriva à un monastère voisin où habitaient beaucoup de frères, on lui demanda la cause de son départ et ses intentions : il avoua tout. Alors, tous combattirent son projet, surtout l'abbé de l'endroit, qui cherchait à le retenir. Mais, de l'âme du fugitif, on ne put arracher l'idée fixe de sa malheureuse résolution. Persistant donc dans son obstination funeste, il se déroba à toutes les instances, et quitta les frères, qu'il laissa tous dans la douleur. A peine était-il hors de vue, qu'il devint la proie d'un démon. Une écume sanglante à la bouche, il se déchirait lui-même de ses dents. Plus tard, il fut rapporté au même monastère sur les épaules des frères.
Comme on ne pouvait venir à bout de l'esprit immonde qui le possédait, on fut dans la nécessité de l'attacher avec des chaînes de fer, de lui lier les pieds et les mains.
Châtiment mérité d'un fugitif : celui que n'avait pu retenir la foi, maintenant une chaîne le retenait. Au bout de deux ans, grâce aux prières des saints, il fut enfin délivré de l'esprit immonde. Il retourna bientôt au désert, qu'il avait quitté. Corrigé lui-même, il devait servir d'exemple aux autres, avertis par son aventure qu'on ne devait pas se laisser tromper par l'ombre d'une fausse justice, ni se laisser entraîner par une inquiète mobilité d'esprit, par une inconstance funeste, à abandonner, une fois commencée, la vie au désert.
« Voilà ce que j'avais à vous dire sur les miracles du Seigneur, miracles opérés en ses serviteurs, où il nous apprend ce qu'on doit en eux imiter ou craindre. Que ces exemples vous suffisent. J'ai donné satisfaction à vos oreilles; peut-être même ai-je été plus verbeux que je n'aurais dû.
« A toi maintenant, ajouta Postumianus en s'adressant à moi spécialement, à toi d'acquitter ta dette avec les intérêts. Suivant ta coutume, raconte-nous beaucoup de choses sur ton cher Martin. Il y a longtemps que je le désire ardemment. Nous t'écoutons ».
CHAPITRE XXIII
SUCCES EXTRAORDINAIRE DU LIVRE DE SULPICE SÉVERE SUR LA VIE DE SAINT MARTIN
- « Eh quoi ! dis-je. Sur mon cher Martin, mon livre ne te suffit pas ? Tu sais bien toi-même que j'ai publié un ouvrage sur sa vie et ses miracles ».
- « Cela, je le reconnais, dit Postumianus. Et même, ton livre, je l'ai toujours sous la main. Tiens, si tu le reconnais, le voici, ajouta-t-il en découvrant et montrant le volume qui était caché sous son vêtement. Le voici, ton livre. Il a été mon compagnon sur terre et sur mer, mon confident et mon consolateur pendant tout mon voyage. Mais je veux t'énumérer en détail les pays où a pénétré ton livre. Il n'y a presque aucun lieu au monde, où la matière d'une histoire si riche ne soit répandue et connue. Celui qui le premier a introduit ton livre dans la ville de Rome, c'est ton grand ami Paulin (de Nole). Là, dans toute la ville, on s'arrachait le volume. J'y ai vu les libraires exulter, déclarant que rien n'était pour eux une meilleure affaire, que rien ne s'enlevait plus vite et ne se vendait plus cher. Quand je m'embarquai, ton livre avait devancé de beaucoup mon navire. Arrivé en Afrique, je constatai qu'on le lisait dans Carthage entière. Seul, mon prêtre cyrénéen ne l'avait pas; mais, comme je le lui communiquai, il en prit copie. Et que dire d'Alexandrie ? Là, presque tout le monde connaît ton livre, peut-être mieux que toi. Il a traversé toute l'Égypte, la Nitrie, la Thébaïde, tout le royaume de Memphis. Au désert, je l'ai vu lire par certain vieillard. Comme je lui disais que j'étais ton ami intime, lui et beaucoup de frères m'ont chargé d'une mission : si jamais, m'ont-ils dit, je revenais en ton pays et te trouvais en bonne santé, je devais te presser de compléter ton oeuvre, en ajoutant ce que, dans ton livre en question, tu déclarais avoir omis sur les miracles du bienheureux Martin.
« Eh bien donc ! Ce que je désire maintenant entendre de toi, ce n'est pas ce que tu as raconté par écrit, car c'est assez là-dessus; mais c'est ce que tu as omis alors, simplement, je crois, dans la crainte de fatiguer les lecteurs. Cela, bien des gens avec moi te demandent de le raconter ».
CHAPITRE XXIV
SAINT MARTIN EST SUPÉRIEUR A TOUS LES ANACHORETES DE L'ORIENT
- « Pour moi, dis-je, Postumianus, quand tout à l'heure j'écoutais avec attention ce que tu nous rapportais sur les miracles de tes saints, je me taisais, mais par la pensée je revenais vite à mon cher Martin. Je constatais à bon droit que, toutes ces merveilles faites séparément par chacun de tes héros, il les a faites toutes à lui seul, et, sans contredit, au grand complet. Sans doute, tu nous as rapporté de grandes choses : pourtant, qu'il me soit permis de le dire sans offenser tes saints, je ne t'ai rien entendu dire qui prouve, sur un point quelconque, l'infériorité de Martin.
« Donc je proclame qu'assurément la vertu de personne n'est comparable aux mérites de ce grand homme.
Mais il convient encore de remarquer ceci, que la comparaison établie entre lui et les ermites, ou même les anachorètes, ne se fait pas dans des conditions égales.
En effet, les solitaires sont libres de toute entrave, sans autres témoins que le ciel et les anges, quand ils opèrent ces merveilles dont on nous parle. Martin, au contraire, vivait au milieu de la société des hommes, du monde, de la foule, au milieu de clercs hostiles, au milieu d'évêques déchaînés, au milieu de scandales presque quotidiens qui le tiraillaient de côté et d'autre : et cependant, solide sur la base de sa vertu inexpugnable, il tenait tête à tout, et il opérait des miracles supérieurs à ceux de ces fameux solitaires qui vivent ou ont vécu au désert. Si même ceux-ci avaient fait des miracles égaux, quel juge serait assez injuste pour ne pas juger que Martin l'emporte sur eux en mérite ? Martin est comme un soldat qui a combattu dans une position défavorable, et qui pourtant en est sorti vainqueur. Les solitaires, eux aussi, peuvent se comparer à des soldats, mais à des soldats qui ont lutté de plain pied ou même avec l'avantage de la position. Eh bien ! Si tous ont été également victorieux, tous n'ont pas droit à une gloire égale. Et encore, dans tes récits sur les merveilles accomplies par tes saints, je ne vois pas qu'aucun d'eux ait ressuscité un mort : cela seul force à reconnaître que personne n'est comparable à Martin.
CHAPITRE XXV
RAISONS DE LA SUPÉRIORITÉ DE SAINT MARTIN
« Sans doute, on doit admirer cet Égyptien que la flamme n'a pas touché : mais Martin, lui aussi, a souvent commandé aux incendies. Si tu nous rappelles que les anachorètes ont vaincu et dompté des bêtes féroces, eh bien ! Martin triomphait aisément de la rage des bêtes et du venin des serpents. Si tu lui compares le saint qui chassait les esprits immondes, et qui d'un mot impérieux ou même par la vertu de ses franges guérissait les possédés, en cela non plus, Martin n'était pas inférieur, il y en a bien des preuves. Même si tu recours au solitaire, vêtu seulement de ses poils, qui passait pour être visité par les anges, eh bien ! Martin conversait chaque jour avec les anges.
« Et puis, à la vanité, à la présomption, Martin opposait une âme invincible, au point que, ces défauts, personne ne les méprisait plus fortement. Et cependant, il chassait les esprits immondes, guérissant même les possédés sans être là; et il commandait non seulement à des comtes, à des préfets, mais aux empereurs eux-mêmes. C'est là, sans doute, le moindre de ses mérites; mais je te prie de croire qu'il résistait comme personne, non seulement à la vanité, mais encore aux causes et aux occasions de vanité. C'est une bien petite chose que je vais raconter, cependant je ne dois pas l'omettre; car on doit louer aussi l'homme qui, investi d'une souveraine puissance, a montré pour le bienheureux tant de pieuse déférence et de vénération. Je songe au préfet Vincentius, un vir egregius, sur qui personne dans les Gaules ne l'emporte en tous les genres de vertu. Quand Vincentius passait par Tours, il demanda souvent à Martin de lui donner à dîner dans son monastère : pour cela, il alléguait l'exemple du saint évêque Ambroise, qui en ces temps-là, disait-on, recevait fréquemment à sa table les consuls et les préfets. Mais Martin, dans sa profonde sagesse, craignait de laisser se glisser en lui, à cette occasion, quelque vanité, quelque orgueil : toujours il refusa.
« Donc, tu es contraint de l'avouer : si l'on trouve réunies en Martin les vertus de tous les saints que tu as énumérés, en revanche, ils n'ont pas eu, à eux tous, les vertus de Martin ».
CHAPITRE XXVI
LA SUPÉRIORITÉ DE SAINT MARTIN EST RECONNUE PARTOUT, SAUF EN GAULE, OU IL A BIEN DES ENVIEUX
ON PRIE SON DISCIPLE GALLUS DE COMPLÉTER LES RÉCITS ANTÉRIEURS DE SULPICE SÉVERE SUR SAINT MARTIN
- « Pourquoi, dit Postumianus, pourquoi t'en prendre ainsi à moi ? Comme si, là-dessus, je n'étais pas et n'avais pas toujours été de ton avis. Sans doute, tant que je vivrai et que j'aurai mon bon sens, je vanterai les moines d'Égypte, je louerai les anachorètes, j'admirerai les ermites : mais Martin, je le mettrai toujours à part. Je n'ose lui comparer aucun des moines, ni, à coup sûr, des évêques. C'est ce qu'avouent l'Égypte et la Syrie; c'est ce qu'a appris l'Éthiopien, ce qu'a entendu dire l'Indien, ce que savent le Parthe et le Perse; c'est ce que n'ignore pas l'Arménie, ce que connaît le Bosphore séparé de notre monde, ce que connaissent enfin les habitants, s'il y en a, des Iles Fortunées ou de l'Océan glacial.
« D'autant plus malheureux est notre pays. Nos compatriotes, qui ont eu si près d'eux un si grand homme, n'ont pas mérité de le connaître. Dans cette accusation, toutefois, je n'implique pas les gens du peuple : seuls les clercs, seuls les évêques, ignorent Martin. Et ce n'est pas sans raison qu'ils n'ont pas voulu le connaître, ces envieux : car, s'ils avaient connu ses vertus, ils auraient dû reconnaître leurs vices. Je répète avec horreur ce que j'ai naguère appris : un misérable, je ne sais lequel, aurait dit que toi, dans ton beau livre, tu avais menti sur bien des points. Ce mot-là n'est pas d'un homme, mais du diable. Parler ainsi, ce n'est pas dénigrer Martin, c'est refuser de croire aux Évangiles. En effet, le Seigneur a Lui-même attesté que des miracles de ce genre, comme ceux de Martin, peuvent être faits par tous les fidèles. Donc, nier que Martin les ait faits, c'est nier que le Christ ait ainsi parlé. Mais ces misérables, ces dégénérés, ces endormis, rougissent de reconnaître que Martin a fait ce qu'eux-mêmes ne peuvent faire. Ils aiment mieux nier ses miracles que confesser leur impuissance.
« Mais nous avons hâte d'arriver à autre chose. Laissons donc là toute allusion à ces envieux. Revenons à toi. Comme depuis longtemps je le désire, raconte-nous le reste des miracles de Martin »
- « Moi, dis-je, je pense qu'il vaut mieux demander ce récit à Gallus. D'abord, il connaît là-dessus plus de choses; car il n'a pu ignorer les actes de son maître, lui un disciple. Puis, en toute justice, c'est son tour de parler. Il le doit, non seulement à Martin, mais encore à nous deux, puisque, moi, j'ai déjà publié un livre là-dessus, et que, toi, tu viens de nous raconter les hauts faits des Orientaux. Maintenant, d'après les lois de notre conversation entre amis, c'est à Gallus de faire ce récit. Comme je l'ai dit, il nous doit de prendre à son tour la parole. D'ailleurs, je crois qu'il le fera volontiers pour son cher Martin, dont il aura plaisir à commémorer les hauts faits. »
CHAPITRE XXVII
TOUT EN PROTESTANT DE SON INSUFFISANCE, GALLUS ACCEPTE
- « Assurément, dit Gallus, c'est pour mes forces un trop lourd fardeau. Cependant, les exemples d'obéissance cités tout à l'heure par Postumianus m'empêchent de me récuser devant la tâche que vous m'imposez. Mais à la pensée que moi, un pur Gaulois, je vais parler entre deux Aquitains, je crains que mon langage trop rustique n'offense vos oreilles trop délicates de citadins. Vous m'écouterez pourtant, comme un homme à l'esprit engourdi, au langage sans fard, ignorant des façons du cothurne tragique. Si vous m'avez accordé que je suis un disciple de Martin, concédez-moi aussi le droit de suivre son exemple en méprisant le vain clinquant du style et les ornements des mots ».
- « Eh bien ! dit Postumianus, parle celtique, ou, si tu aimes mieux, parle gaulois, pourvu que tu parles de Martin. Mais je crois que, même si tu étais muet, les mots ne te manqueraient pas pour parler de Martin éloquemment : ta langue se délierait, comme celle de Zacharie pour prononcer le nom de son fils Jean. Au reste, tu es avocat, et, en bon avocat, tu uses ici d'un artifice : tu excuses ton impéritie, parce que tu débordes d'éloquence. Vraiment, il ne convient ni à un moine d'avoir tant d'astuce, ni à un Gaulois d'avoir tant de ruse. Mais laissons cela, et commence; fais-nous le récit qui t'est réservé. Voilà bien du temps perdu à d'autres choses. Déjà le soleil baisse : l'ombre qui s'allonge nous avertit que le jour touche à sa fin, que la nuit approche ».
Tous les trois, ensuite, nous gardâmes le silence. Au bout de quelques instants, Gallus commença en ces termes : - « Avant tout, je crois, je dois me garder de répéter, sur les miracles de Martin, ce que dans son livre a raconté notre ami Sulpicius. Je passe donc sur ce que Martin a fait au début, pendant son service militaire. Je ne toucherai pas non plus à ce qu'il a fait étant laïque ou moine. Enfin je dirai, non pas ce que j'ai appris des autres, mais ce que moi-même j'ai vu.
DIALOGUE II
CHAPITRE PREMIER
RÉCIT DE GALLUS
LECON DE CHARITÉ DONNÉE PAR SAINT MARTIN A SON ARCHIDIACRE
« Donc, c'était au temps où je venais de quitter les écoles et de m'attacher au bienheureux. Quelques jours plus tard, comme il allait à l'église, nous le suivions. A ce moment vint à sa rencontre un pauvre homme, qui était à demi-nu pendant ces mois d'hiver, et qui le supplia de lui donner un vêtement. Alors l'évêque appela l'archidiacre, et lui ordonna de faire vêtir immédiatement ce malheureux qui grelottait. Puis il entra dans la sacristie, où il se tint seul selon sa coutume. En effet, même à l'église, il se ménageait ces moments de solitude, en laissant toute liberté aux clercs. Les prêtres siégeaient dans une autre sacristie, recevant des visites, ou occupés à donner audience pour des affaires; Martin, au contraire, jusqu'à l'heure fixée par la coutume pour l'office public, s'enfermait dans sa solitude. A ce propos, je n'omettrai pas de remarquer que, si Martin s'asseyait dans la sacristie, ce n'était jamais dans la chaire. Même à l'église, jamais on ne l'a vu siéger dans sa chaire, tandis que naguère, et non sans honte, Dieu m'en est témoin, j'ai vu certain évêque juché en l'air sur un trône, sur un siège si élevé qu'on eût dit l'estrade d'un empereur. Quand Martin s'asseyait, c'était sur un escabeau rustique, semblable à ceux des esclaves, un de ces sièges que nous autres, Gaulois rustiques, nous appelons des tripecciae (tabourets), et que vous autres lettrés, ou du moins toi qui arrives de Grèce, vous appelez des trépieds.
« Ce jour-là fut troublée la solitude du bienheureux Martin. Le pauvre en question, voyant que l'archidiacre tardait à lui donner une tunique, fit irruption dans la sacristie, se plaignant d'être oublié par le clerc, pleurant et criant qu'il avait froid. Aussitôt le saint, sans être vu du mendiant et en se cachant de lui, écarta son surplis et de dessous tira sa tunique, dont il couvrit le pauvre en le congédiant. Peu après, entra l'archidiacre : selon l'usage, il avertit l'évêque que le peuple attendait dans l'église, et que le moment était venu de s'avancer vers l'autel pour célébrer l'office. En réponse, Martin déclara, faisant allusion à lui-même, qu'il devait auparavant vêtir le pauvre : il ne pouvait s'avancer dans l'église, tant que le pauvre n'aurait pas reçu le vêtement. L'archidiacre ne comprit pas : l'évêque, en dessus, étant vêtu de son surplis, on ne voyait pas qu'en dessous il était nu. Finalement, l'archidiacre s'excusa de sa négligence, alléguant que le pauvre avait disparu. « Eh bien ! dit Martin, puisque le vêtement est prêt, qu'on me l'apporte : je trouverai bien le pauvre à vêtir ». Alors le clerc, forcé d'obéir, mais déjà la bile en mouvement, courut à une boutique voisine, y prit un vêtement de Bigorre, court et velu, l'acheta cinq pièces d'argent, l'emporta, et, tout colère, vint le jeter aux pieds de Martin, en disant : « Voici le vêtement, mais le pauvre n'est pas là ». L'évêque, sans nullement s'émouvoir, ordonna à l'archidiacre de l'attendre un peu devant la porte. Il voulait se ménager quelques instants de solitude, le temps de couvrir sa nudité avec le vêtement. Il s'appliquait ainsi, de toutes ses forces, à tenir secret ce qu'il avait fait. Mais les saints ont beau faire : comment cacheraient-ils tout cela ? Qu'ils le veuillent ou non, tout finit par se savoir.
CHAPITRE II
LA MESSE DE SAINT MARTIN
GUÉRISON MIRACULEUSE DE DEUX MALADES
« Donc, ainsi vêtu, Martin s'avança dans l'église, pour offrir le sacrifice à Dieu. Or, ce jour-là, se produisit un fait merveilleux que je vais raconter. Comme l'évêque, suivant le rite, bénissait l'autel, nous avons vu jaillir de sa tête un globe de feu, qui s'éleva dans les airs avec un rayonnement lumineux, comme une très longue chevelure de flammes. Cela, nous l'avons vu un jour de grande affluence, au milieu d'une grande multitude de peuple; et cependant, les seules personnes qui l'aient vu, c'est une des vierges, un des prêtres, trois seulement parmi les moines. Pourquoi tous les autres ne l'ont-ils pas vu ? De cela, nous ne saurions être juges.
« Vers le même temps, Evanthius, mon oncle maternel, un homme profondément chrétien malgré ses occupations mondaines, fut en proie à une très grave maladie. Étant à l'extrémité, en danger de mort, il fit appeler Martin. Sans tarder, celui-ci accourut. Mais, avant que le bienheureux eût fait la moitié du chemin, la vertu de son approche se fit sentir : le malade recouvra aussitôt la santé, et s'avança lui-même au-devant de nous.
« Le lendemain, comme Martin voulait s'en retourner, Evanthius le retint à force de prières. Sur ces entrefaites, un des esclaves de la maison fut piqué à mort par un serpent. Le malheureux, par l'effet du venin, était déjà comme inanimé. Alors, Evanthius lui-même le prit sur ses épaules, et alla le déposer aux pieds du saint homme, à qui, croyait-il, rien n'était impossible.
Déjà le mal, serpentant dans tous les membres, s'était répandu partout : on pouvait voir sur toutes les veines la peau enflée, et les organes vitaux tendus comme une outre. Martin étendit la main, toucha tous les membres de l'esclave, fixa son doigt près de la petite blessure par où la bête avait infusé son venin. Alors, se produisit encore un fait merveilleux, que je vais dire. Nous avons vu le venin, appelé de toute part, accourir sous le doigt de Martin. Ensuite, par ce trou exigu de la plaie, l'humeur empoisonnée coula en abondance avec le sang, comme des mamelles des chèvres ou des brebis, pressées par la main des bergers, coule à flots un long filet de lait. L'esclave se leva guéri. Et nous, stupéfaits d'un si grand miracle, contraints par l'évidence même de la vérité, nous proclamions que personne, sous le ciel, ne pouvait imiter Martin.
CHAPITRE III
LE CHARIOT ENCHANTÉ
« Peu de temps après, nous cheminions avec Martin, qui visitait ses paroisses. Nous autres, je ne sais pour quelle raison, nous avions dû nous arrêter; l'évêque nous avait un peu devancés. A ce moment, sur la chaussée publique, venait un chariot du fisc, plein de gens de la milice. En apercevant Martin, qui était enveloppé dans un vêtement à poils rudes, un pallium noir et pendant, les mules attelées de son côté prennent peur, et se rejettent un peu de l'autre côté. Par là, elles emmêlent les traits, et mettent le désordre dans cette longue file d'attelages, où l'on groupe, comme vous l'avez vu souvent, ces malheureux animaux. On les dégage non sans peine : cause de retard pour des gens pressés. Fâchés de ce contretemps, les gens de la milice sautent précipitamment à terre. Puis ils se mettent à frapper Martin à coups de fouets et de bâtons. Lui reste muet, et, avec une incroyable patience, présente le dos à ses bourreaux. Par là, il redouble la folie des misérables, d'autant plus furieux qu'il avait l'air de ne pas sentir les coups et de les mépriser. Enfin, nous le rejoignons : nous le trouvons affreusement ensanglanté, meurtri sur toutes les parties du corps, étendu sur le sol, comme inanimé. Aussitôt, nous le remettons sur son âne, et, maudissant le lieu de cet attentat, nous nous éloignons en toute hâte.
« Cependant, les gens de la milice, une fois leur fureur assouvie, reviennent à leur chariot; ils ordonnent de poursuivre la route, en poussant les mules. Mais toutes les bêtes restent fixées au sol, raides comme des statues d'airain. En vain, les conducteurs élèvent la voix, font claquer leurs fouets à droite et à gauche : les bêtes ne bougent pas. Alors, tous les voyageurs se lèvent pour frapper ensemble : sur le dos des mules à châtier, s'usent les fouets gaulois. On va dépouiller tous les arbres du voisinage, on assomme les bêtes avec de vraies poutres : les mains des bourreaux n'y font rien, et toujours au même endroit restent les mules, immobiles comme des statues. Les malheureux hommes ne savent plus que faire. Ils ne peuvent plus dissimuler leur terreur : malgré leur brutalité, ils reconnaissent qu'une puissance divine les retient en place.
« Enfin, ils rentrent en eux-mêmes : ils commencent à se demander quel était cet homme, tout à l'heure maltraité par eux au même endroit. Ils interrogent des passants : ils apprennent que l'homme si cruellement frappé par eux, c'était Martin. Alors apparaît à tous la cause évidente de leur aventure : ils ne peuvent plus ignorer qu'ils sont retenus à cause de leur attentat contre cet homme-là. Donc tous, à pas rapides, s'élancent à notre suite. Conscients de leur forfait et de leur crime, honteux et confus, pleurant, la tête et le visage couverts d'une poussière dont ils s'étaient souillés eux-mêmes, ils se jettent aux genoux de Martin, implorant leur pardon, lui demandant la permission de s'en aller. Ils avaient été assez punis, disaient-ils, par les remords de leur conscience; ils avaient assez compris que sur place la terre aurait pu les engloutir vivants, ou plutôt qu'ils auraient dû perdre tout sentiment et être changés en durs rochers immobiles, comme ils avaient vu leurs bêtes clouées au sol; ils priaient, ils suppliaient Martin de leur pardonner leur crime et de leur accorder l'autorisation de s'en aller.
« Même avant l'arrivée de ces gens, le bienheureux savait qu'ils étaient retenus là-bas; et il nous l'avait dit lui-même auparavant. Il n'en eut pas moins la bonté de leur pardonner; et il leur permit de s'en aller, leurs animaux étant remis en état.
CHAPITRE IV
SAINT MARTIN RESSUSCITE UN ENFANT
« Je l'ai souvent remarqué, Sulpicius, Martin te répétait souvent que, depuis son épiscopat, il n'avait plus le don des miracles avec autant d'abondance qu'il se rappelait l'avoir eu auparavant. Si cela est vrai, ou plutôt, comme cela est vrai, nous pouvons conjecturer quels grands miracles il opéra étant moine, seul et sans témoin, lui que nous avons vu, pendant son épiscopat, faire de si grands miracles sous les yeux de tous. Beaucoup de ces prodiges antérieurs ont été portés à la connaissance du monde et n'ont pu être cachés; mais innombrables sont, dit-on, ceux que, par souci d'éviter la vanité, il a tenus secrets et n'a pas laissés parvenir à la connaissance des hommes. Il s'était élevé au-dessus de la nature humaine; dans la conscience qu'il avait de sa puissance, il foulait aux pieds la gloire du monde, ne voulant de témoin que le ciel. La vérité de cette assertion, nous pouvons en juger même d'après les prodiges qui nous sont connus, et qui n'ont pu rester secrets. Avant son épiscopat, Martin rendit à la vie deux morts, comme ton livre l'a raconté en détail; mais depuis son épiscopat, et je m'étonne que tu aies passé cela sous silence, il en a ressuscité encore un, un seul. De la chose, je suis témoin, si toutefois vous ne doutez pas de la valeur de mon témoignage. Ce miracle, comment il s'est accompli, je vais vous l'expliquer.
« Je ne sais pour quelle raison, nous nous rendions à l'oppidum des Carnutes (Chartres). Comme nous traversions un bourg peuplé d'une multitude d'habitants, une foule énorme vint au-devant de nous. Elle était entièrement composée de païens; Car personne, dans ce bourg, ne connaissait un chrétien. Mais, à la nouvelle du passage d'un si grand homme, toute la campagne au loin s'était couverte d'une multitude de gens, affluant de toutes parts. Martin sentit qu'il fallait opérer. L'Esprit saint s'annonçant en lui, il eut un frémissement. D'une voix surhumaine, il prêchait aux Gentils le verbe de Dieu, et souvent demandait en gémissant pourquoi une si grande foule ne connaissait pas le Seigneur Sauveur. Cependant, comme une multitude incroyable nous entourait, une femme, dont le fils venait de mourir, présenta au bienheureux, sur ses bras tendus, le corps inanimé, en disant : " Nous savons que tu es ami de Dieu. Rends-moi mon fils; car c'est mon fils unique ". Toute la foule se joignit à elle, mêlant ses cris aux prières de la mère. Alors Martin vit que pour le salut des spectateurs dans l'attente, comme plus tard il nous le disait lui-même, il pouvait obtenir un miracle. Il prit dans ses bras le corps du défunt. Sous les yeux de tous, il s'agenouilla. Sa prière terminée, il se leva, et remit à la mère son petit enfant rendu à la vie.
« Alors, toute la multitude poussa jusqu'au ciel de grands cris, proclamant que le Christ était Dieu. Enfin tous, par groupes, commencèrent à se précipiter aux genoux du bienheureux, demandant avec foi qu'il les fît chrétiens. Sans tarder, au milieu du champ où ils étaient, Martin leur imposa les mains à tous et les fit tous catéchumènes. Se tournant vers nous, il disait qu'on pouvait bien en plein champ faire des catéchumènes, puisque là se faisait ordinairement la consécration des martyrs ».
CHAPITRE V
SAINT MARTIN ET L'EMPEREUR VALENTINIEN
LE TRONE EN FEU
- « Tu as vaincu, dit Postumianus, tu as vaincu, Gallus, non pas moi, assurément, moi qui suis plutôt un champion de Martin, moi qui ai toujours su et cru tout cela sur ce grand homme; mais tu as vaincu tous les ermites et anachorètes. En effet, aucun d'eux, comme votre Martin, ou plutôt notre Martin, n'a commandé à la mort. C'est à bon droit que notre ami Sulpicius le compare aux Apôtres et aux Prophètes : Martin leur ressemble en tout, comme l'attestent la puissance de sa foi et les oeuvres de sa puissance miraculeuse. Mais continue, je te prie, quoique nous ne puissions entendre rien de plus magnifique; continue, Gallus, à nous raconter ce qui te reste à dire de Martin, achève ton récit. Notre âme a hâte de connaître jusqu'aux plus petites choses de sa vie quotidienne : les plus petites choses de lui sont plus grandes que les plus grandes des autres, ce n'est pas douteux ».
- « C'est ce que je ferai, dit Gallus. Mais, ce que je vais dire, je ne l'ai pas vu moi-même; cela s'est passé avant que je me fusse attaché à ce grand homme. D'ailleurs, le fait est bien connu; il a été divulgué par le récit de frères très sûrs qui y avaient assisté. Vers le temps où Martin venait d'être ordonné évêque, il fut dans la nécessité d'aller à la cour. Valentinien l'ancien était alors maître de l'empire. Ayant appris que Martin demandait des choses qu'il ne voulait pas lui accorder, il ordonna de lui fermer les portes du palais. C'était un homme d'un caractère farouche et orgueilleux. En outre, il avait pour femme une Arienne, qui avait entièrement aliéné au saint homme l'esprit de l'empereur : elle empêchait celui-ci de témoigner à l'évêque le respect qu'il lui devait. Aussi, après avoir tenté à deux reprises d'arriver jusqu'à l'orgueilleux prince, Martin recourut à ses armes bien connues : il s'enveloppa d'un cilice, se couvrit de cendre, s'abstint de nourriture et de boisson, pria sans trêve nuit et jour. Le septième jour, il vit près de lui un ange, qui lui ordonna d'aller au palais en toute sécurité : les portes de la demeure impériale, si bien fermées qu'elles fussent, s'ouvriraient d'elles-mêmes, et l'esprit orgueilleux de l'empereur s'adoucirait. Encouragé par cette présence et ces paroles de l'ange, confiant dans son appui, Martin se rendit au palais. Les portes étaient ouvertes, personne ne l'arrêta. Enfin, sans que nul l'en empêchât, il parvint jusqu'à l'empereur. Celui-ci le vit venir de loin; grinçant des dents, il demanda pourquoi on l'avait laissé entrer. Il ne daigna pas se lever devant l'évêque debout, jusqu'au moment où son siège se couvrit de feu, et où lui-même, l'empereur, dans la partie de son corps qui reposait sur le siège, fut atteint par l'incendie. Ainsi, l'orgueilleux prince fut arraché de son trône, et, malgré lui, se leva devant Martin. Alors, il embrassa longuement celui qu'auparavant il avait résolu de traiter avec mépris. Corrigé maintenant, il avouait qu'il avait senti l'effet de la puissance divine. Il n'attendit même pas la requête de Martin : il lui accorda tout avant d'être sollicité. Ensuite, il l'admit fréquemment à ses entretiens et à sa table. Enfin, à son départ, il lui offrit beaucoup de présents; mais le bienheureux, comme toujours, gardien de sa pauvreté, refusa tout.
CHAPITRE VI
DINER DE SAINT MARTIN CHEZ L'IMPÉRATRICE
« Puisque, cette fois, nous sommes entrés dans le palais, je raconterai encore une chose qui s'est également passée dans le palais, mais en d'autres temps; car je ne crois pas devoir omettre un exemple mémorable d'admiration pour Martin, exemple donné par une impératrice chrétienne. L'empereur Maxime gouvernait alors l'État : un homme dont toute la vie mériterait l'éloge, s'il avait pu refuser le diadème dont le couronnaient illégalement des soldats en révolte, ou du moins ne pas prendre les armes pour une guerre civile. Mais un si grand pouvoir n'aurait pu ni être refusé sans péril, ni être gardé sans prendre les armes. Cet empereur faisait souvent appeler Martin et le recevait dans son palais, en le vénérant et l'honorant. Tous ses entretiens avec lui portaient sur les choses présentes, sur les choses futures, sur la gloire des fidèles, sur l'éternité des saints. Pendant ce temps-là, jours et nuits, l'impératrice était comme suspendue à la bouche de Martin. A l'exemple de cette femme dont parle l'Évangile, elle arrosait de ses larmes les pieds du saint et les essuyait avec ses cheveux. Martin, que jusque-là aucune femme n'avait jamais touché, ne pouvait se dérober à ses hommages empressés, ou plutôt serviles. L'impératrice ne songeait ni au pouvoir impérial, ni à son rang dans l'empire, ni au diadème, ni à la pourpre : prosternée sur le sol, elle ne pouvait s'arracher aux pieds de Martin.
« Enfin, elle demanda à son mari d'insister avec elle auprès de Martin pour qu'il acceptât une invitation à dîner : on écarterait tous les serviteurs, et elle seule le servirait à table. Malgré sa fermeté, le bienheureux dut céder. L'impératrice, de ses propres mains, fit pieusement tous les préparatifs. Elle-même couvrit d'un tapis un petit siège, approcha la table, versa de l'eau sur les mains, servit les mets qu'elle-même avait fait cuire. Elle-même, pendant que Martin mangeait, restait à distance, selon la règle imposée aux serviteurs; elle se tenait debout, comme fixée au sol, immobile, montrant en toute chose la réserve d'une femme servant à table et l'humilité d'une esclave. Elle-même fit le mélange pour la boisson; elle-même tendit la coupe. Quand le petit dîner fut fini, elle recueillit les fragments de pain et les miettes, préférant, dans sa foi ardente, ces restes aux banquets impériaux.
« Bienheureuse femme ! Par ces témoignages d'une si grande piété, elle fut vraiment comparable à cette reine qui vint des extrémités de la terre pour entendre Salomon. Comparable, si l'on s'en tient au fait essentiel du récit. Mais, si l'on compare la foi des deux princesses, qu'on me permette de remarquer ceci, abstraction faite de la majesté du mystère : la reine de Saba a simplement désiré entendre un sage, tandis que l'impératrice, non contente d'avoir entendu un sage, a mérité encore de le servir ».
CHAPITRE VII
SAINT MARTIN ET LES FEMMES
Alors Postumianus : - « Depuis longtemps, dit-il, en t'écoutant, Gallus, j'admire fort la foi de l'impératrice. Mais que fais-tu de ce qu'on racontait sur Martin ? Ne disait-on pas que jamais aucune femme ne l'avait approché ? Voici maintenant qu'une impératrice, non seulement l'a approché, mais encore l'a servi à table. Je le crains bien : derrière l'exemple cité par toi, pourraient s'abriter un peu les gens qui volontiers se mêlent aux femmes ».
Alors Gallus : - « Eh quoi ! dit-il. Tu ne vois donc pas, comme l'enseignent ordinairement les grammairiens, qu'on doit tenir compte des circonstances de lieu, de temps, de personne ? Mets-toi sous les yeux la scène. Martin était surpris dans le palais, circonvenu par les prières de l'empereur, contraint par la foi de l'impératrice, lié par les nécessités du moment : il devait faire délivrer des prisonniers, rappeler des exilés, restituer des biens confisqués. Ne penses-tu pas que l'évêque devait payer tout cela, en se relâchant un peu des rigueurs de son principe ? D'ailleurs, puisque tu crois que cet exemple pourrait fournir à certains l'occasion d'en user mal, eh bien ! Ceux-là vraiment seront heureux, s'ils ne s'écartent pas de la règle fixée par cet exemple. Qu'ils le constatent, en effet : Martin n'a fait cela qu'une seule fois dans sa vie, et à soixante-dix ans. Et ce n'est pas une veuve émancipée, ni une vierge folle, c'est une femme en puissance de mari et sur la prière également du mari lui-même, enfin, c'est une impératrice qui s'est faite son esclave et l'a servi à table. Et elle ne s'est pas mise à table avec lui : n'osant prendre part à son repas, elle se contentait de le servir avec une entière déférence.
« Apprends donc quelle est la règle : qu'une matrone te serve, mais qu'elle ne te commande pas. Qu'elle te serve, mais qu'elle ne se mette pas à table avec toi. C'est ainsi que Marthe a servi le Seigneur, sans être admise au repas; et encore, au-dessus de celle qui servait, a été mise celle qui préférait écouter. Mais, dans le cas de Martin, l'impératrice a fait les deux choses : elle a servi comme Marthe, et elle a écouté comme Marie. Si quelqu'un veut s'autoriser de cet exemple, qu'il le suive en tout : que telle soit la cause, telle la personne, telle la déférence, tel le repas, et, pour toute la vie, seulement une fois ».
CHAPITRE VIII
LA PAILLE DU LIT DE SAINT MARTIN
GUÉRISON D'UN POSSÉDÉ
- « A merveille ! dit Postumianus. Pour nos clercs qui prétendraient s'autoriser de l'exemple de Martin, ton discours fixe fort bien les limites qu'on ne doit pas dépasser. Mais je te déclare qu'en ce moment tu parles pour des sourds. Si nous suivions là-dessus les voies de Martin, nous n'aurions jamais à nous défendre d'avoir donné un baiser, ni à repousser toutes les injures d'une opinion malveillante. Au reste, comme tu le répètes volontiers quand on t'accuse de gloutonnerie, nous sommes des Gaulois; aussi ne serons-nous jamais corrigés là-dessus ni par l'exemple de Martin ni par tes raisonnements. Mais, depuis que nous parlons de cela, pourquoi donc, toi Sulpicius, t'obstines-tu ainsi à te taire ? »
- « Moi, dis-je, non seulement je me tais maintenant, mais depuis longtemps, là-dessus, j'ai décidé de me taire. Un jour, j'avais blâmé une certaine veuve, capricieuse, coquette, dépensière, qui menait une vie folle. Une autre fois, c'était une vierge : elle poursuivait indécemment un jeune homme qui m'était cher, et pourtant je l'avais entendue fréquemment elle-même déblatérer contre d'autres qui se conduisaient ainsi, eh bien ! par ces critiques, je me suis attiré une telle haine de toutes les femmes et de tous les moines, que leurs légions coalisées ont juré de me faire une guerre à mort. Aussi, je vous en prie, taisez-vous : ce que vous dites pourrait redoubler encore cette haine contre moi. Laissons toute allusion à ces gens-là; et revenons à Martin. Toi, Gallus, poursuis ce que tu as entrepris, achève l'oeuvre commencée ».
Alors Gallus : - « Vraiment, dit-il, je vous en ai déjà tant raconté, que mon récit aurait dû satisfaire votre curiosité; mais, puisqu'il ne m'est pas permis de ne pas seconder votre désir, je parlerai encore le reste du jour. Justement, j'aperçois cette paille que l'on prépare pour nos lits : cela me remet en mémoire que même la paille, où avait couché Martin, fit un jour un miracle.
Voici comment la chose s'est passée. Le bourg de Claudiomagus est situé sur les confins des Bituriges (Bourges) et des Turones (Tours). Il y a là une église pleine de saints religieux, et non moins glorieuse par la présence d'une multitude de vierges sacrées. Donc, comme Martin passait par là, il logea dans la sacristie de l'église. Après son départ, toutes les vierges firent irruption dans cette sacristie : elles se mirent à lécher tous les endroits où le bienheureux s'était tenu assis ou debout, et même se partagèrent la paille où il avait couché. L'une d'elles, peu de jours plus tard, prit la partie de la paille qu'elle avait recueillie comme une relique, et la suspendit au cou d'un énergumène qu'agitait un esprit malin. Aussitôt, plus vite qu'on ne saurait le dire, le démon fut chassé et la personne guérie.
CHAPITRE IX
SAINT MARTIN CHASSE UN DÉMON DU CORPS D'UNE VACHE
IL SAUVE UN LIEVRE
« Vers le même temps, comme il revenait de Trèves, Martin rencontra une vache qu'agitait un démon. Elle avait quitté son troupeau et se jetait sur les hommes; de sa corne meurtrière, elle en avait déjà transpercé plusieurs. Quand elle commença à être dans notre voisinage, les gens qui de loin la suivaient, se mirent à pousser de grands cris pour nous avertir de prendre garde. Mais quand, furieuse, avec des regards farouches, elle se fut approchée encore de nous, Martin leva la main dans sa direction et lui ordonna de s'arrêter. A peine avait-il parlé, qu'elle s'arrêta, restant immobile. Cependant, Martin vit sur le dos de la bête un démon assis. Apostrophant ce démon : " Allons, dit-il, maudit, laisse cette vache, cesse de tourmenter un innocent animal ". Obéissant, l'esprit malin se retira. La génisse elle-même eut le sentiment de la chose, et comprit qu'elle était délivrée : redevenue tranquille, elle se prosterna aux pieds du saint. Puis, sur l'ordre de Martin, elle rejoignit son troupeau, et se mêla, plus paisible qu'une brebis, à la bande des autres vaches.
« C'était au temps où Martin, entouré de flammes, ne sentit pas les effets de l'incendie. Je ne crois pas devoir revenir sur ce miracle : si notre ami Sulpicius l'a omis dans son livre, il l'a raconté en détail dans la lettre que plus tard il a adressée à Eusebius, alors prêtre, maintenant évêque. Cette lettre, tu l'as lue, je crois, Postumianus; ou, si elle t'est inconnue, tu l'as sous la main, quand tu voudras, dans cette bibliothèque. Pour le moment, je raconterai ce que Sulpicius a omis.
« Un jour, pendant une tournée pastorale dans les paroisses, nous avons rencontré une bande de chasseurs. Leurs chiens poursuivaient un lièvre. Vaincue par une longue course, dans une vaste plaine ouverte de toutes parts, et sans refuge possible, la pauvre bête était vouée à la mort; sur le point d'être prise, elle retardait seulement par de fréquents crochets le moment fatal. Le bienheureux, dans sa bonté, eut pitié de l'animal en péril. Il ordonna aux chiens de cesser leur poursuite, et de laisser aller le fugitif. Aussitôt, au premier mot de cet ordre, les chiens s'arrêtèrent; on les aurait cru enchaînés, ou plutôt cloués au sol. C'est ainsi qu'un pauvre lièvre, grâce au saint qui enchaîna ses ennemis, échappa sain et sauf à leur poursuite.
CHAPITRE X
BONS MOTS DE SAINT MARTIN
« Il vaut la peine de citer même les propos familiers de Martin, bons mots au sens spirituel. Il avait aperçu par hasard une brebis récemment tondue. " En voilà une, dit-il, qui a accompli le précepte évangélique. Elle avait deux tuniques : elle en a donné une à qui n'en avait pas du tout. C'est ce que, vous aussi, vous devez faire. "
« Autre mot du même Martin. A la vue d'un porcher grelottant et presque nu sous un vêtement de peau : " Tiens ! dit-il, voilà Adam chassé du Paradis, qui, en vêtement de peau, fait paître ses porcs. Nous autres, dépouillons le vieil Adam, qui survit en ce porcher, et revêtons le nouvel Adam ".
« Dans un pré, une partie avait été broutée par des boeufs, une autre avait même été fouillée par des porcs; le reste, qui était intact, était couvert d'une verdure printanière, comme émaillée de fleurs diverses. " Voilà, dit Martin, un symbole du mariage dans cette partie du pré qui a été broutée par les bêtes, et qui, sans avoir perdu complètement la grâce de ses herbes, n'a cependant rien retenu de sa parure de fleurs. Cette autre partie qu'ont fouillée des porcs, bêtes immondes, offre l'image hideuse de la fornication. Mais la troisième partie, qui n'a éprouvé aucun dommage, montre la gloire de la virginité : elle est féconde en herbes luxuriantes, elle promet une récolte exubérante de foin, elle revêt une parure d'une beauté extraordinaire, elle s'orne de fleurs éclatantes au rayonnement de pierres précieuses. Bienheureux spectacle, et digne de Dieu : car rien n'est comparable à la virginité. Ainsi, les hérétiques, qui assimilent le mariage à la fornication, commettent une énorme erreur; et ceux qui croient devoir mettre le mariage sur le rang de la virginité, ce sont des malheureux, des fous. Voici donc la distinction que doivent faire les gens sensés : le mariage mérite l'indulgence, la virginité tend à la gloire, la fornication appelle le châtiment, à moins que par la pénitence elle n'obtienne le pardon ".
CHAPITRE XI
MOINE ET RELIGIEUSE
« Un soldat avait jeté son ceinturon dans l'église, pour faire profession de moine; il s'était bâti une cellule au loin, dans un lieu écarté, pour y vivre en ermite. Cependant, le fourbe ennemi des hommes agitait de pensées diverses cette âme fruste. Songeant à sa femme, que Martin avait fait entrer dans un monastère de femmes, l'ancien soldat voulait qu'elle changeât de résolution et vînt habiter avec lui.
« Le brave ermite alla donc trouver Martin, et lui confessa ce qu'il avait dans l'âme. L'évêque refusa net. Une femme, dit-il, ne pouvait sans inconvenance cohabiter de nouveau avec son mari devenu moine, qui n'était plus son mari. Le soldat insistait. Cela, affirmait-il, ne nuirait en rien à son voeu de chasteté : il voulait seulement s'assurer la consolation d'entretiens avec sa femme. Ils ne retomberaient pas dans leurs vieilles habitudes, on n'avait pas à le craindre : lui-même était soldat du Christ, elle aussi avait prêté serment dans la même milice. L'évêque pouvait donc autoriser deux saints, désormais ignorants de leur sexe par le mérite de la foi, a servir ensemble.
« Alors Martin, et je vous citerai ici ses propres paroles : " Dis-moi, répliqua-t-il, as-tu jamais été à la guerre ? T'es-tu trouvé dans une armée rangée en bataille ? " Le soldat répondit : - " Fréquemment, je me suis trouvé dans une armée rangée en bataille, et fréquemment j'ai été à la guerre. " Alors Martin : - " Dis-moi donc alors : dans cette armée qui se préparait au combat, ou qui déjà, pied à pied, l'épée nue, combattait l'armée ennemie, as-tu jamais vu une femme debout dans les rangs ou combattant ? " Alors le soldat rougit de confusion. Il remercia l'évêque de ne l'avoir pas abandonné à son erreur, de l'avoir ramené dans le droit chemin, non par d'âpres reproches, mais par une comparaison vraie et juste, appropriée à la personne d'un soldat.
« Quant à Martin, il se tourna vers nous; car une foule de frères l'avaient entouré. " La femme, nous dit-il, ne doit pas entrer dans le camp des hommes. L'armée des soldats doit se tenir à part. La femme doit rester loin d'eux, et vivre à l'écart sous sa tente à elle. Une armée devient méprisable, quand aux cohortes des hommes se mêlent une foule de femmes. Le soldat doit combattre à son rang, sur le champ de bataille; la femme doit se tenir derrière le rempart des murs. Elle a, elle aussi, sa gloire, si elle conserve sa chasteté en l'absence de son mari; sa première vertu, sa victoire suprême, c'est de ne pas être vue ".
CHAPITRE XII
LECON D'AUSTÉRITÉ DONNÉE A SAINT MARTIN PAR UNE RELIGIEUSE
« Tu te souviens, je crois, Sulpicius, de l'enthousiasme avec lequel, en ta présence à toi aussi, Martin nous vantait l'austérité d'une vierge célèbre. Elle s'était complètement cloîtrée à l'abri des regards de tous les hommes. Elle refusa de recevoir Martin lui-même, qui, pour lui rendre hommage, voulait la visiter. Il passait le long du petit domaine où, depuis bien des années, elle s'était enfermée par pudeur. Comme il avait entendu parler de sa foi et de sa vertu, il fit un détour pour honorer religieusement de sa visite épiscopale une vierge d'un mérite si éclatant. Nous autres qui le suivions, nous pensions que cette vierge se réjouirait de recevoir cet hommage en témoignage de sa vertu, elle que serait venu voir un évêque d'un si grand nom, renonçant en sa faveur à la rigueur de ses principes. Mais elle ne relâcha pas les liens de son voeu héroïque, même en considération de Martin. Au bienheureux, elle fit présenter par une autre femme ses glorieuses excuses. Et lui, de la porte de cette vierge qui n'avait pas voulu se laisser voir et saluer par lui, il s'éloigna tout joyeux.
« Oh ! La glorieuse vierge, qui n'a pas voulu être vue, même par Martin ! Oh ! Le bienheureux Martin, qui n'a pas considéré ce refus comme un affront ! Au contraire, il exaltait avec enthousiasme la vertu de cette femme, et se réjouissait de l'exemple donné par elle, exemple extraordinaire, au moins dans nos régions. Donc, comme l'approche de la nuit nous avait forcés de coucher non loin de cette petite maison, cette même vierge envoya au bienheureux un présent d'hospitalité. Martin fit alors ce qu'il n'avait pas fait jusque-là; car jamais, de personne, il n'avait accepté ni présent d'hospitalité, ni autre cadeau. Cette fois, de ce qu'avait envoyé la vénérable vierge, il ne refusa rien : il disait qu'un évêque ne devait pas repousser les présents bénis de cette vierge, car elle valait mieux que bien des évêques.
« De grâce, que les vierges s'instruisent par cet exemple. Si elles veulent que leurs portes arrêtent les méchants, qu'elles les ferment même aux gens de bien. Pour que les effrontés n'aient pas libre accès chez elles, qu'elles ne craignent pas d'en exclure jusqu'aux évêques. Que le monde entier entende ceci : une vierge n'a pas voulu être vue de Martin. Assurément, ce n'est pas un évêque quelconque que cette vierge a repoussé; l'homme en présence de qui elle n'a pas voulu se trouver, c'est celui dont la vue a été le salut de qui le voyait. Mais, excepté Martin, quel évêque n'aurait pas considéré cela comme un affront ? Contre la vierge sainte, quels mouvements de colère auraient agité son esprit ! Il l'aurait jugée hérétique, il aurait lancé contre elle l'anathème. A cette âme bienheureuse, comme il aurait préféré ces autres vierges, qui en toutes circonstances se trouvent partout sur le chemin de l'évêque, qui lui préparent des banquets somptueux, qui s'attablent avec lui !
« Mais où m'entraîne mon discours ? Il me faut un peu réprimer ces propos trop libres, qui pourraient peut-être offenser certaines gens. Aux mauvais chrétiens, en effet, ne serviront de rien les paroles de blâme; quant aux bons chrétiens, l'exemple leur suffira. D'ailleurs, si je vante la vertu de cette vierge, ce n'est pas pour diminuer en rien le mérite de celles qui, afin de voir Martin, sont venues souvent de régions lointaines. Au bienheureux, fréquemment et avec un égal empressement, ont rendu visite même des anges.
CHAPITRE XIII
ENTRETIENS DE SAINT MARTIN AVEC DES SAINTS ET DES ANGES
« De ce que je vais raconter, Sulpicius, sur ces entretiens mystérieux, c'est toi, dit Gallus en me regardant, c'est toi que je prends à témoin. Un jour, Sulpicius et moi, nous veillions devant la porte de Martin. Depuis quelques heures, nous étions assis là, en silence, pleins d'un respect religieux et tremblant, comme si nous avions été chargés de monter la garde devant le tabernacle d'un ange. La porte de la cellule étant fermée, Martin ne savait pas que nous étions là. Soudain, nous entendons le bruit sourd d'une conversation. Bientôt, nous sommes secoués comme par un frisson de terreur et de stupeur : nous ne pouvons nous dissimuler qu'il se passe là quelque chose de divin.
« Deux heures plus tard environ, Martin sortit de sa cellule, et nous trouva. Alors Sulpicius, qui lui parlait familièrement comme personne, se mit à le prier de satisfaire notre pieuse curiosité, de nous expliquer ce frisson divin que nous reconnaissions avoir tous deux senti, de nous dire avec qui il s'était entretenu dans la cellule, où, à travers la porte, nous avions entendu le bruit sourd et confus d'une conversation. Martin hésita longtemps et beaucoup à répondre; mais il n'y avait rien que Sulpicius ne lui arrachât malgré lui. Incroyable est peut-être ce que je vais raconter; mais j'atteste le Christ que je ne mens pas, et personne n'est assez sacrilège pour estimer que Martin ait pu mentir. " Je vous le dirai, répondit-il enfin, mais je vous prie de ne le répéter à personne : c'est Agnès, Thécla et Marie qui étaient avec moi ". Et il nous décrivit la physionomie et le costume de chacune d'elles. Il déclara d'ailleurs qu'il ne les avait pas vues seulement ce jour-là, qu'il recevait fréquemment leur visite. Il affirma également qu'il voyait souvent les apôtres Pierre et Paul.
« Quant aux démons, dès qu'ils venaient vers lui, Martin apostrophait chacun d'eux par son nom. Il souffrait surtout des attaques de Mercure; mais Jupiter, il le traitait de brute stupide, d'hébété. Tout cela semblait incroyable à bien des gens, même à des gens vivant dans son monastère; je suis donc loin de compter que tout le monde, en entendant ceci, y ajoute foi. En effet, si la vie et la puissance de Martin n'étaient pas au-dessus de tout, il n'aurait pas acquis chez nous une si grande gloire. D'ailleurs, il n'est pas étonnant que, sur les oeuvres de Martin, la faiblesse humaine ait eu des doutes, puisque nous voyons bien des gens, aujourd'hui encore, ne pas croire même aux Évangiles.
« Martin voyait souvent des anges en visite familière : nous l'avons reconnu et constaté. C'est un bien petit fait que je vais citer; pourtant, je le citerai. A Nîmes se tenait un synode d'évêques; Martin n'avait pas voulu s'y rendre, mais il désirait savoir ce qu'on y avait fait. Un jour, avec Sulpicius, il faisait un voyage par eau; mais, comme toujours, loin de toutes les autres personnes, il était assis seul dans un endroit écarté du navire. C'est là qu'un ange lui annonça ce qu'on avait fait au synode. Plus tard, nous nous sommes enquis avec soin du temps où s'était tenu le concile : nous avons constaté nettement que l'assemblée s'était réunie le jour de l'apparition, et qu'elle avait pris les décisions annoncées par l'ange à Martin.
CHAPITRE XIV
LA FIN DU MONDE
« Un jour, comme nous interrogions Martin sur la fin du monde, il nous dit que Néron et l'Antéchrist viendraient d'abord. Néron, après avoir subjugué dix rois, régnerait sur les contrées d'Occident; il déchaînerait la persécution, jusqu'à ce qu'il eût imposé à tous le culte des idoles. Quant à l'Antéchrist, il prendrait d'abord l'empire de l'Orient; il se fixerait à Jérusalem, et ferait sa capitale de cette ville, qu'il rebâtirait avec le temple. Il persécuterait, lui aussi, mais pour contraindre à nier la divinité du Christ; il prétendrait être lui-même le Christ; il ordonnerait à tous de se faire circoncire selon l'ancienne Loi. Enfin, Néron lui-même serait mis à mort par l'Antéchrist. Celui-ci réduirait ainsi en son pouvoir le monde entier et toutes les nations, jusqu'à la venue du Christ, qui écraserait l'impie. Or, ajoutait Martin, on ne pouvait douter que l'Antéchrist, engendré par l'esprit malin, fût déjà né, qu'il fût dans ses années d'enfance, attendant l'âge viril pour prendre l'empire. Cela, nous l'avons entendu dire à Martin il y a huit ans : jugez d'après cela combien est proche cet avenir redouté ».
Au moment même où Gallus parlait ainsi, n'ayant pas encore terminé le récit commencé, un esclave de la maison entra, annonçant que le prêtre Refrigerius était à la porte. Nous ne savions que faire, nous demandant s'il valait mieux continuer à écouter Gallus, ou aller au-devant d'un homme qui était le bienvenu et qui nous rendait visite.
Alors Gallus : - « Même si l'arrivée d'un si saint prêtre ne nous forçait pas d'interrompre ce discours, la nuit même nous aurait contraints d'achever ici cet entretien. Sur les miracles de Martin, je n'ai pu tout raconter; mais qu'il vous suffise, pour aujourd'hui, de ce que vous avez entendu. Demain, je dirai le reste ».
Et nous nous levons ensemble, sur cette promesse de Gallus.
DIALOGUE III
CHAPITRE PREMIER
ARRIVÉE DE NOMBREUX VISITEURS DÉSIREUX D'ENTENDRE PARLER DES MIRACLES DE SAINT MARTIN
- « Il fait jour, Gallus, il faut se lever. Comme tu le vois, Postumianus est là. Et le prêtre, qui hier a perdu l'occasion de t'entendre, attend que tu tiennes ta promesse en racontant sur notre Martin les merveilles remises à aujourd'hui. Sans doute, il n'ignore rien de tout ce qu'on peut rappeler. Mais c'est un plaisir et un charme, de reconnaître au passage les choses déjà connues; et puis, c'est un sentiment naturel, d'aimer à connaître avec plus de certitude ce qu'on voit certifié par de nombreux témoignages. Tel est le cas de Refrigerius. Dès le début de son adolescence, il s'est attaché à Martin : il sait tout de lui, mais il n'en a pas moins plaisir à reconnaître au passage ce qu'il connaît déjà. Je t'avouerai la même chose de moi, Gallus. J'ai bien souvent entendu raconter les miracles de Martin, j'en ai moi-même raconté beaucoup dans mon livre : mais les faits m'inspirent une telle admiration, que le récit en est toujours nouveau pour moi, même quand on répète des choses déjà entendues. En conséquence, nous nous félicitons d'autant plus de voir Refrigerius s'adjoindre à nous comme auditeur, que Postumianus est plus pressé de porter ces merveilles à l'Orient, et qu'il emportera d'ici, comme certifié par des témoins, le récit véridique de Gallus ».
Comme je parlais ainsi, et que Gallus était prêt à reprendre son récit, une troupe de moines fit irruption : le prêtre Evagrius, Aper, Sabbatius, Agricola. Un peu après, entra le prêtre Aetherius, avec le diacre Calupio et le sous-diacre Amator. Enfin, ce fut le prêtre Aurelius, mon très cher ami, qui, venant de loin, arriva essoufflé.
- « Eh bien ! leur dis-je, pourquoi accourez-vous ainsi, subitement, sans être attendus, de directions si différentes, et si matin ? »
- « Nous, répondirent-ils, nous avons appris hier soir, que Gallus, pendant toute la journée, avait raconté des miracles de Martin, et que, surpris par la nuit, il avait remis le reste à aujourd'hui. Nous nous sommes donc empressés de lui faire un nombreux auditoire, puisqu'il doit traiter un si grand sujet ».
Sur ces entrefaites, on annonça que beaucoup de laïques étaient à la porte, n'osant entrer, mais demandant à être admis.
Alors Aper : - « Non, dit-il, il ne convient pas que ces gens-là se mêlent à nous. Si ces auditeurs-là viennent ici, c'est par curiosité plutôt que par piété ».
Moi, j'étais confus pour ces visiteurs qu'Aper ne voulait pas admettre. A grand-peine, cependant, j'obtins qu'on laissât entrer Eucherius, l'ancien vicaire, et Celsus le consulaire. Tous les autres furent éconduits. Alors, nous fîmes asseoir Gallus sur le siège du milieu. Longtemps, selon sa noble et ordinaire modestie, il garda le silence. Enfin, il commença.
CHAPITRE II
SUITE DU RÉCIT DE GALLUS
GUÉRISON D'UNE ENFANT MUETTE
« Vous êtes tous venus ici, dit Gallus, pour m'écouter. Vous êtes tous des hommes saints et diserts; mais vos oreilles attendent de moi, je pense, des récits pieux plutôt que savants. Vous entendrez en moi un témoin de la vérité, non un orateur abondant. Ce qui a été dit hier, je n'y reviendrai pas. Ceux qui ne l'ont pas entendu, le connaîtront par le procès-verbal. C'est du nouveau qu'attend Postumianus pour aller l'annoncer à l'Orient, pour apprendre à l'Orient, s'il compare à Martin ses solitaires, à ne pas se mettre au-dessus de l'Occident.
« Et d'abord, je veux vous faire un récit que Refrigerius me suggère à l'oreille. La chose s'est passée dans la cité des Carnutes (Chartres). Un père de famille amena sa fille, âgée de douze ans, qui était muette de naissance, et la présenta à Martin, en demandant au bienheureux de délier, par sa sainte intervention, la langue enchaînée de l'enfant. Par déférence pour les évêques qui par hasard étaient alors à ses côtés, Valentinus et Victricius, Martin déclara qu'une si grande entreprise était au-dessus de ses forces; mais à ses collègues, plus saints que lui, rien n'était impossible. Ceux-ci, par contre, joignirent leurs pieuses prières à celles du père, et supplièrent Martin de faire ce qu'on attendait de lui.
« Alors Martin n'hésita plus : doublement admirable, et d'avoir montré d'abord son humilité, et de n'avoir pas différé ensuite sa pieuse intervention. Il fit écarter la multitude des gens qui l'entouraient. En présence seulement des évêques et du père de la jeune fille, il se prosterna pour prier, selon sa coutume. Puis, il prit un peu d'huile, qu'il bénit avec la formule d'exorcisme.
Enfin, il versa le liquide sanctifié dans la bouche de la jeune fille, dont il tenait la langue entre ses doigts. Le résultat ne trompa pas l'espoir du saint. Martin demanda à la jeune fille le nom de son père : elle répondit aussitôt. Le père poussait des cris de joie, tout en versant des larmes. Il embrassait les genoux de Martin; il déclarait, à la stupeur de tous, qu'il venait d'entendre pour la première fois la voix de sa fille.
« Et, si quelqu'un jugeait le fait incroyable, Evagrius, ici présent, pourrait vous témoigner de la vérité; car la chose s'est passée alors en sa présence.
CHAPITRE III
EFFETS PRODUITS SUR L'HUILE PAR LA BÉNÉDICTION DE SAINT MARTIN
LES CHIENS ET LE NOM DE SAINT MARTIN
« Voici un petit fait, que récemment j'ai entendu rapporter par le prêtre Arpagius; si petit que soit ce fait, je ne crois pas devoir l'omettre. La femme du comte Avitianus avait envoyé à Martin un flacon d'huile, qu'elle le priait de bénir, suivant la coutume, pour guérir diverses maladies. C'était une ampoule de verre, à la panse arrondie, au col effilé. Le col de cette ampoule, intérieurement, était vide; car c'est l'habitude, en remplissant ce genre de vase, de laisser de la place à la partie supérieure pour le bouchon. Le prêtre attestait que, par l'effet de la bénédiction de Martin, il avait vu l'huile gonfler, puis déborder, et se répandre au dehors. Le même phénomène s'était produit, tandis qu'on rapportait le vase à la maîtresse de maison : entre les mains de l'esclave qui le tenait, l'huile continuait à bouillonner et à déborder, si bien que tout le vêtement du porteur était couvert du liquide extravasé. Et cependant, quand la matrone reçut le flacon, il était encore plein jusqu'au bord. Aujourd'hui encore, déclare le prêtre, malgré l'habitude que l'on a de boucher avec soin les vases à liquide précieux, il n'y a pas de place pour un bouchon dans cette ampoule de verre.
« Voici encore une aventure étonnante, qui, je m'en souviens, est arrivée à notre ami, dit Gallus en me regardant. Il s'agit encore d'une ampoule de verre, pleine d'huile, que Martin avait bénite. Sulpicius l'avait déposée sur une fenêtre un peu haute. Un esclave de la maison eut l'imprudence de tirer un linge posé dessus, ignorant qu'il y avait là une ampoule. Le vase tomba sur le dallage de marbre. Tous les assistants étaient tremblants de crainte, à la pensée que l'huile bénite était perdue. Mais l'ampoule fut trouvée aussi intacte que si elle était tombée sur le plus doux des lits de plume. Le fait doit être attribué moins au hasard qu'à la puissance de Martin, dont la bénédiction ne pouvait se perdre.
« Et ce prodige, accompli par quelqu'un que vous connaissez ? Je supprimerai son nom, parce qu'il est ici présent et ne veut pas qu'on le trahisse. D'ailleurs, notre ami Satuminus, lui aussi, était là. Un chien nous importunait de ses aboiements. " Au nom de Martin, dit l'autre, je t'ordonne de te taire ". Aussitôt, le chien se tut : son aboiement lui resta dans la gorge, comme si on lui avait coupé la langue. Ainsi, c'était peu que Martin lui-même fît des miracles : vous pouvez m'en croire, même d'autres en ont fait beaucoup en son nom.
CHAPITRE IV
SAINT MARTIN ET LE TYRAN DE TOURS
« De l'ancien comte Avitianus, vous connaissez la férocité barbare, extraordinairement sanguinaire. Un jour, la rage au coeur, il entra dans la cité des Turones (Tours), suivi d'un cortège lamentable, des files de gens enchaînés. Il ordonna de préparer, pour leur supplice, divers genres de tortures, et décida de procéder le lendemain, dans la ville en stupeur, à ces funèbres exécutions.
« Dès que Martin en fut informé, il se rendit seul, un peu avant minuit, au palais de cette bête féroce. Mais, dans le silence profond de la nuit, tous dormaient, les portes étaient fermées : impossible d'entrer. Alors, Martin se prosterna devant le seuil du palais de sang. Cependant, Avitianus, qui était enseveli dans un lourd sommeil, fut frappé brusquement par un ange : " Le serviteur de Dieu, dit l'ange, est prosterné devant ton seuil, et tu dors ! " Troublé par ces mots, le comte s'élança hors de son lit, appela ses esclaves, et leur cria tout tremblant que Martin était à la porte. Il leur ordonna de courir au plus vite et de tirer les verrous, pour que le serviteur de Dieu n'eût pas à souffrir d'un manque d'égards. Mais ses gens, qui ressemblaient en cela à tous les esclaves, dépassèrent à peine les portes intérieures, riant de leur maître qui était dupe des illusions d'un songe. Ils revinrent en déclarant qu'il n'y avait personne à la porte. Jugeant des autres par eux-mêmes, ils ne soupçonnaient pas que personne pût veiller la nuit, bien loin de croire que, dans l'horreur de la nuit, un évêque pût être prosterné devant le seuil d'une maison étrangère. Avitianus se laissa persuader facilement, et se rendormit.
« Mais bientôt, il fut frappé encore plus fort par l'ange. De nouveau, il s'écria que Martin était à la porte : c'est pour cela qu'il ne pouvait trouver aucun repos, ni d'âme, ni de corps. Comme ses esclaves tardaient, il alla lui-même jusqu'à la porte extérieure. Là, comme il l'avait pensé, il trouva Martin. Alors, sous le coup de cette puissance si grande et si manifeste, le misérable s'écria : " Pourquoi m'avoir fait cela, seigneur ? Tu n'as pas besoin de parler, je sais ce que tu veux, je vois ce que tu demandes. Retire-toi au plus vite : à cause de l'affront qu'on t'a fait, la colère céleste pourrait me consumer. J'ai été assez puni jusqu'ici. Crois bien que j'ai été durement frappé, pour m'être décidé à venir ici moi-même ".
« Après le départ du saint, il appela ses officiers et ordonna de relâcher tous les prisonniers. Bientôt, il partit lui-même. C'est ainsi qu'Avitianus fut mis en fuite, au milieu de l'allégresse de la cité, enfin délivrée.
CHAPITRE V
CONTRE LES INCRÉDULES QUI DOUTAIENT DES MIRACLES DE SAINT MARTIN
« Ces faits sont connus de bien des personnes par le récit d'Avitianus. Récemment, le prêtre Refrigerius, que vous voyez ici, les a entendu raconter par Dagridus, un homme sûr, ancien tribun, qui, en invoquant la majesté divine, jurait les tenir d'Avitianus lui-même.
« A ce propos, n'allez pas vous étonner de me voir faire aujourd'hui ce que je n'ai pas fait hier, de me voir ajouter à chaque récit de miracle les noms des témoins, des personnes encore vivantes, à qui, si l'on est incrédule, on pourra recourir. Ce qui m'y force, c'est l'incrédulité de bien des gens, qui, sur la réalité de quelques faits rappelés hier, auraient, dit-on, quelque hésitation. Que ces gens-là s'en rapportent donc à des témoins encore vivants et bien portants; qu'ils les croient du moins, puisqu'ils doutent de notre bonne foi. Mais, s'ils sont si incrédules, je vous préviens qu'ils ne croiront pas même les témoins.
« En tout cas, je m'étonne qu'un homme, ayant le moindre sentiment de religion, veuille pousser le sacrilège jusqu'à penser qu'on puisse mentir en parlant de Martin. Chez quiconque vit sous la loi de Dieu, arrière ce soupçon : Martin n'a pas besoin qu'on le glorifie par des mensonges. De ma bonne foi dans tout mon récit, c'est Toi, Christ, que je prends à témoin : tout ce que j'ai dit, tout ce que je vais dire, je l'ai vu moi-même, ou je le tiens de source certaine, le plus souvent de Martin lui-même. Nous avons adopté la forme du dialogue pour éviter la monotonie en allégeant et variant le récit; mais, nous le déclarons en conscience, nous prenons pour base la vérité de l'histoire.
« Cette digression, c'est l'irritante incrédulité de quelques-uns qui m'y a forcé. Maintenant, que notre entretien revienne à l'objet de notre réunion. En voyant qu'on m'écoute avec tant d'attention, je dois reconnaître qu'Aper a été conséquent en proposant d'exclure les incrédules, pour admettre seulement dans notre auditoire ceux qui croient. Vous le voyez, j'ai l'esprit hors de moi et la colère me rend fou, à cette pensée : des chrétiens ne croient pas aux miracles de Martin, à ces miracles proclamés par les démons.
CHAPITRE VI
EXORCISMES DE SAINT MARTIN
« Le monastère du bienheureux était séparé de la cité de Tours par une distance de deux milles. Et cependant, chaque fois que Martin partait pour venir à l'église, dès qu'il avait mis le pied hors du seuil de sa cellule, on pouvait voir dans toute l'église les énergumènes rugir et trembler, comme des bandes de criminels à l'approche d'un juge. Ainsi les clercs, même s'ils ne savaient pas que l'évêque allait venir, étaient avertis de sa venue par les gémissements des démons. J'ai vu un possédé, à l'approche de Martin, être entraîné en l'air, les mains tendues vers le ciel, et rester ainsi suspendu, sans toucher de ses pieds le sol.
« Quand Martin procédait à des exorcismes, il ne touchait de ses mains aucun des démoniaques; il n'apostrophait aucun d'eux, comme le font ordinairement les clercs avec un tourbillon de paroles. Mais il faisait approcher les énergumènes, ordonnait à tous les autres de se retirer. Puis, les portes fermées, au milieu de l'église, enveloppé d'un cilice, couvert de cendre, prosterné sur le sol, il priait. Alors, on pouvait voir les malheureux démoniaques agités de façons diverses par les démons qui sortaient. Certains avaient les pieds en l'air, et restaient suspendus comme à un nuage. Cependant, leurs vêtements ne leur retombaient pas sur la figure, ce qui eût offensé les bienséances dans les parties du corps mises à nu. Ailleurs, on voyait des démons, sans interrogatoire, se plaindre d'être torturés et confesser leurs crimes. Ils disaient leurs noms, même sans qu'on le leur demandât. Celui-là déclarait qu'il était Jupiter; celui-ci, qu'il était Mercure. Enfin, on pouvait voir à la torture tous les ministres du diable, avec leur chef, le diable lui-même.
« Reconnaissons-le donc, en Martin s'est accomplie la prédiction de l'Ecriture : " Les saints jugeront les anges " (1 Co 6,2&endash;3).
CHAPITRE VII
SAINT MARTIN ET LA GRELE
« Un canton du pays des Senones (Sens) était tous les ans dévasté par la grêle. Poussés par leur malheur extrême, les habitants demandèrent les secours de Martin : on lui envoya une députation dirigée par un homme sûr, l'ancien préfet Auspicius, dont les domaines étaient d'ordinaire particulièrement ravagés par des orages encore plus terribles qu'ailleurs. Martin se mit en prière, et délivra complètement, du fléau naguère menaçant, toute la région. Pendant les vingt ans qu'il vécut encore, personne en ces lieux-là n'eut à souffrir de la grêle.
« On ne peut supposer là un effet du hasard; c'était bien l'effet d'une intervention de Martin. La preuve, c'est que, l'année même où il mourut, les tempêtes de grêle recommencèrent à se déchaîner sur le pays. Ainsi, le monde lui-même se ressentit de la disparition du grand homme de foi : ce monde, dont Martin vivant avait justement fait la joie, eut ensuite à déplorer sa mort.
« Au reste, si, pour preuve de ce que j'ai dit, un auditeur de foi trop faible exige encore des témoins, ce n'est pas un seul homme que je produirai, mais bien des milliers : en témoignage du miracle constaté, je citerai toute la région des Senones. D'ailleurs, toi, prêtre Refrigerius, tu te souviens, je pense, que récemment nous avons eu là-dessus un entretien avec le fils d'Auspicius lui-même, avec Romulus, un homme dans les honneurs et homme d'honneur. Romulus nous racontait ces faits, comme si nous les ignorions. Il tremblait pour ses futures récoltes, comme tu l'as vu toi-même, à cause des désastres périodiques. Tout à ces chagrines perspectives, il déplorait que la vie de Martin ne se fût pas prolongée jusqu'aux temps présents.
CHAPITRE VIII
SAINT MARTIN, EN VISITE CHEZ LE COMTE AVITIANUS, EXORCISE SON HOTE
DESTRUCTION MIRACULEUSE D'UN SANCTUAIRE PAIEN
« Je reviens à Avitianus. Cet homme qui, en tous lieux, dans toutes les villes, laissait d'horribles monuments de sa cruauté, n'était inoffensif qu'à Tours. Là, cette bête féroce, qui se nourrissait de sang humain et de funèbres supplices, s'apprivoisait et se calmait en présence du bienheureux Martin.
« Je me souviens qu'un jour Martin lui rendit visite. A peine entré dans la salle d'audience, il vit derrière le comte, et assis sur ses épaules, un démon d'une grandeur extraordinaire. De loin, l'évêque souffla sur le démon, l'exsuffla (exsufflans), pour me servir d'une expression nécessaire ici, qui n'est pas d'un bon latin. Avitianus crut que l'évêque avait soufflé sur lui : " Pourquoi donc, saint homme, dit-il, pourquoi donc me traiter ainsi ? " Alors Martin : " Ce n'est pas toi que je vise, répondit-il, c'est l'infâme qui pèse sur tes épaules ". Le diable s'en alla, abandonnant son siège familier. Depuis ce jour, on l'a constaté, Avitianus fut plus doux. Ou bien, il comprenait qu'il avait toujours fait les volontés du diable assis sur lui; ou bien, l'esprit immonde, chassé de son siège par Martin, était privé désormais du pouvoir d'agir sur le comte. Maintenant, le serviteur rougissait du maître, et le maître ne pouvait plus peser sur le serviteur.
« Dans le vicus Ambatiensis (Amboise), c'est-à-dire le vieux château-fort qui maintenant est habité par de nombreux moines, il y avait, vous le savez, le sanctuaire d'une idole, construction grandiose. C'était une énorme tour, en pierres de taille bien polies, qui s'élevait très haut et se terminait en forme de cône. La beauté du travail entretenait les superstitions locales. Le bienheureux Martin avait souvent ordonné à Marcellus, le prêtre de l'endroit, de détruire cet édifice. Revenu là au bout de quelque temps, l'évêque reprocha au prêtre d'avoir laissé subsister, encore intact, ce sanctuaire d'idole. Le prêtre allégua pour excuse qu'à peine, avec la main-d'oeuvre militaire et une multitude d'ouvriers au service des autorités publiques, on aurait pu renverser un si énorme édifice; on ne devait donc pas croire la chose facile à exécuter avec de faibles clercs ou des moines de santé débile. Alors, Martin recourut à ses armes bien connues : il passa toute la nuit en prière. Au matin, éclata un orage, qui renversa jusqu'aux fondements le temple de l'idole. De ce que je viens de raconter, j'ai pour témoin Marcellus.
CHAPITRE IX
DESTRUCTION D'UNE IDOLE
SAINT MARTIN ET LES SERPENTS
« Un autre miracle, semblable au précédent et opéré dans de semblables circonstances : je le rapporte ici, d'accord avec Refrigerius. Il y avait une colonne d'une masse énorme, que surmontait une idole. Martin songeait à la renverser; mais il ne disposait d'aucun moyen matériel pour réaliser ce projet. Alors, selon sa coutume, il se tourna vers la prière. Et l'on vit, le fait est certain, une sorte de colonne, à peu près de même dimension, tomber du ciel, écraser l'idole, réduire en poussière toute cette masse de pierre inexpugnable. C'eût été trop peu sans doute, que d'une manière invisible Martin se servît des puissances du ciel : il fallait encore que visiblement, sous les yeux des hommes, ces puissances elles-mêmes fussent au service de Martin.
« Au témoignage du même Refrigerius, une femme, qui souffrait d'une perte de sang, fit comme la femme de l'Évangile avec le Christ, et toucha le vêtement de Martin. Immédiatement, elle fut guérie.
« Un serpent fendait l'eau du fleuve, nageant vers la rive où nous nous étions arrêtés. " Au nom du Seigneur, dit Martin, je t'ordonne de t'en retourner ". Aussitôt, sur ce mot du saint, la mauvaise bête tourna sur elle-même, et, sous nos yeux, gagna la rive opposée. Comme nous étions tous émerveillés de ce spectacle, Martin dit, avec un profond soupir : " Les serpents m'écoutent, et les hommes n'écoutent pas ".
CHAPITRE X
PECHE MIRACULEUSE
« Aux jours de Pâques, Martin avait coutume de manger du poisson. Une fois, un peu avant l'heure du repas, il demanda si l'on en avait sous la main. Alors le diacre Caton, intendant du monastère, lui-même habile pêcheur, répondit que, de toute la journée, il n'avait pu rien prendre; même les autres pêcheurs, qui d'ordinaire vendaient leur poisson, n'avaient pu rien faire non plus. « Eh bien ! dit Martin, va lancer ton filet. Tu prendras quelque chose ». Nous logions tout près du fleuve, comme l'a dit Sulpicius dans sa description. Aussi, tous en bande, comme c'était jour férié, nous allons voir pêcher. Tous, nous étions pleins d'espoir, convaincus que la tentative ne serait pas vaine, puisque l'on allait pêcher sur l'ordre de Martin et pour le repas de Martin. Au premier coup de filet, et d'un filet très petit, le diacre tira de l'eau un énorme brochet.
Tout joyeux, il courut au monastère, et sans doute comme l'a dit je ne sais quel poète (Stace, Thebaid., VIII, 751); je cite le vers d'un homme d'école, puisque nous sommes entre gens d'école :
" Porta son sanglier aux Argiens surpris. "
« Vrai disciple du Christ, Martin rivalisait avec les miracles du Sauveur, miracles que le Sauveur donnait en exemple à ses saints. Martin montrait en lui-même le Christ opérant, le Christ qui, en toute occasion, glorifiait son saint, et qui conférait à un seul homme les dons de toutes les grâces.
« Arborius, ancien préfet, atteste qu'un jour, comme Martin offrait le sacrifice, il a vu la main du saint, comme revêtue des plus belles pierres précieuses, briller d'un éclat de pourpre. Et, à chaque mouvement de la main droite, on entendait le bruit des gemmes qui s'entrechoquaient.
CHAPITRE XI
SAINT MARTIN, A TREVES, INTERVIENT AUPRES DE L'EMPEREUR MAXIME, POUR SAUVER DE LA PERSÉCUTION LES PRISCILLIANISTES D'ESPAGNE
« Je viens à un fait, que Martin a toujours voulu tenir secret pour ne pas déshonorer son temps, mais qu'il n'a pu nous cacher. Dans ce fait, ce qui tient du miracle, c'est qu'un ange est venu, face à face, converser avec Martin.
« L'empereur Maxime, d'ailleurs très honnête homme, était perverti alors par les conseils de certains évêques. Depuis la mort violente de Priscillien, il couvrait de son autorité impériale l'évêque Ithace, l'accusateur de Priscillien, et tous ses complices que je n'ai pas besoin de nommer. Il n'admettait pas que l'on reprochât à Ithace d'avoir fait condamner à mort un homme, quel qu'il fût. Sur ces entrefaites, par de nombreux et graves procès de gens en périls, Martin fut forcé d'aller à la cour : il tomba au milieu de la tempête et de ses bourrasques.
« Des évêques, assemblés à Trèves, communiquaient chaque jour avec Ithace et faisaient cause commune avec lui. A l'improviste, on leur annonça que Martin arrivait : alors, ils perdirent leur belle assurance, ils se mirent à murmurer et à s'agiter. La veille, sur leur avis, l'empereur avait décidé d'envoyer dans les Espagnes des tribuns armés de pleins pouvoirs, pour rechercher les hérétiques, pour les arrêter, pour leur enlever leurs biens et la vie. Il n'était pas douteux que cette tempête étendrait également ses ravages sur une foule de saints religieux. C'est que, pour les persécuteurs, il n'y aurait guère de différence entre les genres d'hommes. Alors, les yeux seuls étaient juges; c'est sur la pâleur de son visage ou sur son vêtement, non sur sa foi, qu'on était déclaré hérétique. Les évêques sentaient bien que ces procédés ne plairaient nullement à Martin. Mais, dans le trouble de leur conscience, ils craignaient surtout que Martin, à son arrivée, ne refusât leur communion; alors il ne manquerait pas de gens pour suivre son autorité et imiter la fermeté d'un si grand homme. Les évêques s'entendirent donc avec l'empereur : on envoya au-devant de Martin des officiers du Maître des Offices, chargés de lui interdire l'accès de la ville, s'il ne déclarait pas qu'il serait en paix avec les évêques réunis à Trèves.
« Cette mise en demeure des évêques, Martin l'éluda fort adroitement, en déclarant qu'il viendrait en paix avec le Christ. Enfin, il entra de nuit dans la ville, et se rendit à l'église, mais seulement pour y prier. Le lendemain, il se présenta au palais. Outre bien d'autres requêtes, - qu'il serait trop long d'énumérer -, il en avait deux principales, en faveur du comte Narsès et du gouverneur Leucadius : ces deux personnages avaient été du parti de Gratien, ils lui étaient restés obstinément fidèles dans des circonstances inutiles à indiquer ici, et par là, ils avaient mérité la colère du vainqueur. Mais la préoccupation essentielle de Martin était d'empêcher que les tribuns avec le droit du glaive fussent envoyés dans les Espagnes. Dans sa pieuse sollicitude, il voulait préserver, non seulement les chrétiens qui seraient persécutés à cette occasion, mais jusqu'aux hérétiques.
« Le premier et le second jour, l'astucieux empereur tint en suspens le saint homme : il résistait, soit pour donner plus de prix à la chose, soit par servilité à l'égard des évêques qui l'avaient rendu implacable, soit, comme alors on le crut généralement, par cupidité. En effet, il convoitait ardemment les biens des futurs condamnés. Cet homme, qui était doué de beaucoup de belles qualités, était, dit-on, sans défense contre la cupidité. C'était, peut-être, nécessité de gouvernement. Le trésor de l'État avait été épuisé par les empereurs précédents; et Maxime vécut presque toujours dans l'attente ou dans la mêlée des guerres civiles. On peut l'excuser d'avoir saisi toutes les occasions de procurer des ressources à l'empire.
CHAPITRE XII
HÉSITATION DE L'EMPEREUR MAXIME
« Cependant les évêques, dont Martin refusait la communion, s'alarmèrent et coururent ensemble vers l'empereur. Ils se plaignirent d'être condamnés d'avance; c'en était fait de leur situation à tous, si l'obstination de Theognitus, le seul qui après la sentence les eût condamnés ouvertement, s'armait de l'autorité de Martin; on n'aurait pas dû laisser entrer un tel homme dans l'enceinte de Trèves; désormais, il n'était plus le défenseur des hérétiques, mais leur vengeur; à rien n'avait servi la mort de Priscillien, si Martin le vengeait. Enfin, ils se prosternèrent devant l'empereur avec des larmes et des lamentations, le conjurant d'user de sa puissance impériale contre un seul homme. Peu s'en fallut que l'empereur ne fût contraint par eux d'associer Martin au sort des hérétiques.
« Mais Maxime, malgré sa partialité et sa servilité à l'égard des évêques, savait fort bien que Martin par la foi, la sainteté, la puissance, l'emportait sur tous les mortels. Il usa donc d'un autre moyen pour venir à bout du saint. Il le manda au palais; là, dans un entretien particulier, il s'adressa à lui en termes caressants. Les hérétiques, disait l'empereur, avaient été justement condamnés, d'après la procédure des tribunaux publics, non par les intrigues des évêques; il n'y avait aucune raison pour condamner la communion d'Ithace et des autres de son parti; si Theognitus s'était séparé de ses collègues, c'était par animosité, non pour un bon motif; d'ailleurs, il était le seul qui eût renoncé provisoirement à la communion générale; les autres n'avaient en rien changé; bien mieux, le synode tenu quelques jours auparavant avait déclaré qu'Ithace n'était pas coupable. Comme Martin n'était guère ému de ces raisons, l'empereur fut transporté de colère, et, brusquement, disparut à ses yeux. Bientôt, on fit partir les assassins, chargés de frapper ceux pour qui intercédait Martin.
CHAPITRE XIII
CONCESSIONS DE SAINT MARTIN POUR SAUVER LES PRISCILLIANISTES
SES REGRETS
IL EST CONSOLÉ PAR UN ANGE
« Dès que Martin apprit cette nouvelle, malgré la nuit venue, il fit irruption au palais. Il promit que, si l'on épargnait les priscillianistes, il communierait avec les évêques; mais il spécifia encore qu'on rappellerait les tribuns déjà envoyés vers les Espagnes pour y dévaster les Églises. Aussitôt, Maxime accorda tout. Le lendemain, avait lieu l'ordination de l'évêque Felix, un homme assurément très saint, vraiment digne d'être fait évêque en de meilleurs temps. Ce jour-là, Martin entra en communion avec les évêques, estimant préférable de céder pour une heure, plutôt que d'abandonner des malheureux au glaive suspendu sur leurs têtes. Mais les évêques s'efforcèrent en vain d'obtenir de lui une signature, on ne put la lui extorquer.
« Le lendemain, à la hâte, Martin sortit de Trèves. Sur le chemin du retour, il était triste; il gémissait d'avoir été, même une heure, en communion avec des coupables. Non loin d'un bourg nommé Andethanna, dans un coin écarté d'une vaste forêt solitaire, comme ses compagnons l'avaient un peu devancé, il s'assit. Là, il méditait sur la cause de sa faiblesse, que maintenant il regrettait; tour à tour, il s'accusait ou se justifiait lui-même. Soudain apparut près de lui un ange : " Martin, dit l'ange, tu as raison d'avoir des regrets; mais, tu ne pouvais autrement sortir de là. Reprends courage, reviens à ta fermeté ordinaire; sans quoi tu mettrais en péril, non plus ta gloire, mais ton salut ".
« Depuis ce temps-là, Martin évita avec soin de se compromettre dans la communion du parti d'Ithace. Dans la suite, s'il mettait plus de temps qu'autrefois à guérir certains énergumènes, si la Grâce divine semblait moindre en lui, il nous déclarait souvent, avec des larmes, que depuis cette malheureuse communion de Trèves, acceptée par lui un seul instant par nécessité, non en esprit, il sentait en lui une diminution de sa puissance. Il vécut encore seize ans : désormais, il ne se rendit à aucun synode, il se tint à l'écart de toutes les assemblées d'évêques.
CHAPITRE XIV
UN NAVIRE SAUVÉ DU NAUFRAGE PAR UNE INVOCATION « AU DIEU DE SAINT MARTIN »
GUÉRISON DE PESTIFÉRÉS
« Mais assurément, comme nous l'avons constaté, si la grâce divine fut pour un temps diminuée en lui, Martin la recouvra avec usure. J'ai vu plus tard un énergumène, qu'on amenait à la porte dérobée du monastère, guéri avant même d'avoir touché le seuil.
« J'ai encore entendu récemment attester ceci. Le témoin naviguait sur la mer Tyrrhénienne, dans la direction de Rome. Tout à coup éclata une tempête, dont les tourbillons mirent en péril extrême la vie de tous les passagers. Alors un marchand égyptien, qui n'était même pas encore chrétien, cria d'une voix retentissante : " Dieu de Martin, tire-nous d'affaire ". Bientôt, la tempête se calma; et le témoin put poursuivre sa route dans la direction désirée, avec la complète assurance d'une mer tranquille.
« Lycontius, ancien vicaire, chrétien baptisé, voyait ses esclaves décimés par une terrible épidémie, et, par l'effet de cette calamité inouïe, toute sa maison encombrée de corps malades. Il implora par lettres le secours de Martin. Le bienheureux promit d'intervenir, mais en ajoutant que la chose était difficile à obtenir; car il sentait en esprit que cette maison était frappée par la Puissance divine. Il s'obstina néanmoins, prolongeant ses prières et ses jeûnes pendant sept jours entiers et autant de nuits. Enfin, ce qu'il s'était chargé de demander, il réussit à l'obtenir. Bientôt, il vit accourir Lycontius, lui annonçant les bienfaits divins qu'il venait d'éprouver, et lui rendant grâces d'avoir délivré sa maison de tout péril. Lycontius apportait aussi en offrande cent livres d'argent. Cet argent, le bienheureux ne le refusa ni ne l'accepta : avant même que le lingot eût touché le seuil du monastère, le saint le consacra immédiatement au rachat des captifs. Des frères lui suggéraient d'en réserver une partie pour les dépenses du monastère, où tous avaient à peine de quoi manger, et où beaucoup manquaient de vêtements : " C'est à l'Église, dit Martin, de nous nourrir et de nous vêtir. Nous ne devons rien amasser pour nos besoins. "
« A propos du monastère, il me vient en mémoire de grands miracles du saint; mais des miracles plus faciles à admirer qu'à raconter. Vous comprenez assurément ce que je veux dire : il y a, de Martin, bien des choses étonnantes qu'on ne peut expliquer en détail. Par exemple, celle-ci : et je ne sais si je pourrai vous l'exposer comme elle s'est passée. Il s'agit d'une distraction d'un des frères; vous n'ignorez pas son nom, mais je ne dois pas le trahir, pour ne pas faire rougir un saint homme. Donc un frère, allant voir le fourneau de Martin, y trouva quantité de charbons ardents. Il approcha un petit siège, écarta les jambes, et, au-dessus du feu, il s'assit le bas-ventre nu. Aussitôt, Martin sentit de loin qu'on profanait sa sainte cellule. D'une voix forte, il s'écria : " Qui donc, avec son ventre mis à nu, souille ma demeure ? " Le frère coupable entendit; dans la conscience de sa faute, il reconnut à qui s'adressait le reproche. Aussitôt, il courut vers nous, hors d'haleine, contraint par la puissance de Martin à confesser son impudeur.
CHAPITRE XV
LES DÉMONS DU PRETRE BRICTIO
« Un autre jour, dans la cour très petite qui entourait sa cellule, Martin était assis sur ce siège de bois que vous connaissez tous. Il vit deux démons se percher sur cette haute roche qui domine le monastère. De là, avec une joyeuse allégresse, les démons se mirent à lancer des cris d'encouragement comme ceci : " Allons ! à toi, Brictio. Allons ! à toi, Brictio. " Ils apercevaient de loin, je crois, le malheureux qui approchait; et ils savaient quelle rage ils avaient excitée en lui.
« Bientôt, Brictio fit irruption. Il était furibond. Comme un fou, il vomit contre Martin mille injures. C'est que la veille il avait été réprimandé par son évêque. Brictio, qui avant d'entrer dans le clergé n'avait jamais rien possédé, qui même avait été nourri au monastère par la charité de Martin, Brictio élevait maintenant des chevaux, achetait des esclaves. En ce temps-là, bien des gens l'accusaient d'avoir acheté, non seulement des garçons de race barbare, mais jusqu'à de jolies filles. Tout cela avait rendu le malheureux fou de colère. Alors, et surtout, je crois, sous l'influence des démons qui l'agitaient, il s'emporta contre Martin avec une telle violence, qu'il faillit en venir aux coups. Le saint, le visage placide, l'âme tranquille, cherchait par de douces paroles à calmer la folie du misérable. Mais en celui-ci débordait tellement l'esprit malin, que sa raison, si vaine qu'elle fût, n'était même plus à lui. Les lèvres tremblantes, le visage décomposé, tout pâle à cause de sa fureur, Brictio lançait à la ronde les mots de péché. Il se déclarait plus saint que tous. En effet, disait-il, dès ses premières années, il avait été élevé au monastère par Martin lui-même, et il avait grandi au milieu des enseignements sacrés de l'Église; Martin, au contraire, et dès le début, ce que lui-même ne pouvait nier, s'était souillé des ignominies de la vie militaire, et maintenant, tombé dans les vaines superstitions, dupe des ridicules fantasmagories de ses prétendues visions, il vieillissait au milieu d'extravagances séniles.
« Après avoir vomi toutes ces injures et d'autres encore plus acerbes qu'il vaut mieux taire, Brictio, enfin, s'en alla. Sa fureur assouvie, en homme qui croyait s'être pleinement vengé, il suivait à pas rapides le chemin par où il était venu, quand, tout à coup, il s'arrêta. Par l'effet, je crois, des prières de Martin, les démons avaient été chassés de son âme, laissant la place libre au remords. Alors, Brictio revint sur ses pas, et se prosterna aux genoux de Martin : il implora son pardon, avoua son erreur. Revenu enfin à son bon sens, il reconnut qu'il avait été poussé par un démon. Il n'était pas difficile, par une prière, d'amener Martin à pardonner. Alors, s'adressant au coupable lui-même et à nous tous, le saint raconta comment il avait vu les démons exciter le prêtre : aussi n'avait-il pas été ému par ces injures, nuisibles surtout à qui les avait lancées.
« Dans la suite, le même Brictio fut souvent poursuivi devant le tribunal épiscopal pour de nombreux et grands méfaits. Mais on ne put décider l'évêque à déposer ce prêtre. Martin craignait de paraître venger des injures personnelles. Il répétait souvent : " Si le Christ a supporté Judas, je puis bien, moi, supporter Brictio. »
CHAPITRE XVI
LA CHARITÉ DE SAINT MARTIN DONNÉE EN EXEMPLE
Alors Postumianus : - « Puisse cet exemple de Martin, dit-il, être connu de notre voisin ! Quand il est dans son bon sens, il ne songe ni au présent ni à l'avenir. Mais, s'il se croit offensé, il devient fou, il n'est plus maître de lui. Il sévit contre les clercs, il attaque les laïques, il remue le monde entier pour sa vengeance. Voilà trois ans qu'il vit continuellement dans cette atmosphère de bataille. Il ne se laisse calmer ni par le temps ni par la raison. On devrait plaindre l'homme et s'apitoyer sur son sort, quand bien même ce serait le seul mal incurable dont il fût atteint. Tu aurais bien dû, Gallus, lui citer souvent tes exemples de patience et de sérénité : il aurait pu ainsi désapprendre la colère et apprendre le pardon. Si par hasard il avait connaissance de ce petit discours même par lequel j'interromps ton récit pour le critiquer, qu'il le sache bien : j'ai parlé, non en ennemi, mais en ami. S'il était possible, j'aimerais mieux le voir comparer à l'évêque Martin qu'au tyran Phalaris.
« Mais laissons-là ce voisin, dont le rappel manque de charme. Revenons, Gallus, à notre cher Martin ».
CHAPITRE XVII
LA GLOIRE DE SAINT MARTIN
Alors moi, voyant le soir venu et le soleil à son déclin : - « Le jour s'en va, dis-je. Postumianus, il faut se lever. Et puis, des auditeurs si attentifs ont droit au dîner. D'ailleurs, quand on parle de Martin, tu ne dois pas t'attendre à ce qu'on soit jamais au bout. Sa gloire s'étend trop loin, pour qu'on puisse l'enfermer dans aucun récit. Cependant, tu pourras porter à l'Orient ce qu'on vient de raconter sur ce grand homme. Quand tu retourneras là-bas, sur tous ces rivages que tu reverras en passant, en tous lieux, ports, îles et cités, répands dans le public le nom et la gloire de Martin.
« D'abord, n'oublie pas d'aller en Campanie. Si en dehors que ce soit de ta route, que la crainte d'une perte de temps, même considérable, ne t'empêche pas d'y rendre visite à ce vir illustris aujourd'hui célèbre dans le monde entier, à Paulin (de Nole). Déroule devant lui, je te prie, le rouleau du procès-verbal de nos entretiens d'hier ou d'aujourd'hui, Tu lui rapporteras tout, tu lui liras tout. Bientôt, grâce à lui, Rome connaîtra les titres de gloire de notre saint. C'est déjà Paulin qui a fait connaître, non seulement en Italie, mais dans l'Illyricum entier, mon premier livre sur Martin. Paulin n'est pas jaloux de Martin, dont il sait apprécier les gloires et les miracles accomplis au nom du Christ : il ne refusera pas de comparer notre saint évêque à son cher Felix.
« De là, si par hasard tu passes en Afrique, tu iras répéter à Carthage ce que tu viens d'entendre. Carthage sans doute, comme tu l'as dit toi-même, connaît déjà notre grand homme. Mais il est bon que, maintenant surtout, elle apprenne plus de choses sur Martin : cela l'empêchera d'admirer trop exclusivement le martyr dont le sang l'a consacrée, son grand martyr Cyprien.
« Si tu inclines à gauche pour entrer dans le golfe d'Achaïe, c'est Corinthe, c'est Athènes, qui apprendront de toi cette vérité : Martin avait autant de sagesse que Platon dans son Académie, autant de courage que Socrate dans sa prison. Heureuse, sans doute, est la Grèce, qui a mérité d'entendre les prédications de l'Apôtre; mais les Gaules n'ont été nullement délaissées par le Christ, qui leur a donné Martin.
« Quand tu seras parvenu jusqu'en Égypte, ce pays-là, si fier qu'il soit du nombre et des miracles de ses saints, devra se résigner à apprendre de toi ceci : ni à l'Égypte, ni à l'Asie entière, l'Europe ne le cède en rien, à ne leur opposer que Martin.
CHAPITRE XVIII
ÉPILOGUE
« Enfin, lorsque tu auras de nouveau quitté l'Égypte et mis a la voile pour gagner Jérusalem, voici une mission dont je te charge, mission douloureuse. Si jamais tu touches le rivage de l'illustre Ptolemaïs (Saint-Jean d'Acre), aie soin de t'enquérir de l'endroit où est enseveli notre grand ami Pomponius. Ne manque pas de visiter le tombeau où reposent ses ossements en terre étrangère. Tu y verseras bien des larmes, gage de ton affection comme de nos regrets. Sur le sol même, si vain que soit cet hommage, tu sèmeras les fleurs de pourpre et les herbes parfumées. Tu parleras aussi au défunt, mais sans âpreté, sans aigreur, sur un ton de compassion, non de reproche. S'il avait voulu t'écouter jadis ou s'il m'avait toujours écouté, s'il avait imité Martin et non cet homme que je ne veux pas nommer, jamais il n'aurait été si cruellement séparé de moi : il ne reposerait pas aujourd'hui sous le sable d'une plage inconnue, comme un pirate naufragé, mort en pleine mer et enseveli par grâce à la pointe d'un rivage. Qu'ils voient leur oeuvre, ceux qui se sont vengés sur lui pour me nuire; qu'ils voient leur gloire. Que maintenant, du moins, ils cessent de m'attaquer, puisqu'ils se sont vengés ».
Je disais cela d'une voix plaintive, avec des gémissements et des lamentations qui arrachaient des larmes à tous les assistants. A notre grande admiration pour Martin, se mêlait une tristesse non moins grande, réveillée par nos pleurs.
Alors, on se sépara.
LETTRES DE SULPICE SÉVERE SUR SAINT MARTIN
I. - LETTRE AU PRETRE EUSEBE
Contre un détracteur de saint Martin
Hier, la plupart des moines étaient venus me voir. Entre autres propos d'une longue conversation ininterrompue, on vint à parler du petit livre que j'ai publié sur la vie du bienheureux évêque Martin. J'avais grand plaisir à entendre dire que cet opuscule était lu avec empressement par beaucoup de lecteurs. Là-dessus, on me révéla un mot d'un individu inspiré par l'esprit malin. Pourquoi, demandait cet homme, pourquoi Martin, qui a ressuscité des morts, qui a écarté des maisons les flammes, pourquoi lui-même a-t-il été récemment brûlé dans un incendie, où il a failli périr au milieu de cruelles souffrances ?
Oh, le malheureux, quel qu'il soit ! Dans ses paroles, nous reconnaissons les propos des Juifs incrédules, qui, regardant le Seigneur attaché à la croix, L'insultaient en ces termes : « Il a sauvé les autres, mais Il ne peut se sauver Lui-même » (Mt 27,42). Vraiment, cet homme, quel qu'il soit, aurait dû naître en ces temps-là : il aurait pu proférer ce blasphème contre le Seigneur, lui qui suit cet exemple en blasphémant contre le saint du Seigneur.
Quoi donc ? Réponds, qui que tu sois : Martin n'est pas puissant, n'est pas saint, parce qu'il a été en péril dans un incendie ?
Ô bienheureux Martin, homme semblable en tout aux apôtres, même pour ces outrages reçus ! C'est bien cela que pensaient aussi de Paul les Gentils, quand une vipère l'avait mordu : « Cet homme, disaient-ils, doit être un homicide : il a eu beau échapper à la mer, son destin ne lui a pas permis de vivre » (Ac 28,4). Mais Paul, secouant la vipère dans le feu, n'éprouva aucun mal. Les Gentils pensaient qu'il allait tomber tout à coup et mourir aussitôt; mais, voyant qu'il ne lui arrivait aucun mal, ils changèrent de dispositions, disant qu'il était un dieu. Eh bien, par l'exemple au moins de ces païens, ô toi, le plus malheureux de tous les mortels, tu aurais dû être
amené à condamner toi-même ton incrédulité. Si tu étais scandalisé de voir Martin atteint par la flamme, eh bien, en raison de cette atteinte même, tu aurais dû attribuer à ces mérites et à sa puissance le fait que Martin, entouré par le feu, n'avait pas péri.
Reconnais, malheureux, reconnais ce que tu ignores : presque tous les saints se sont signalés surtout par les miracles opérés dans leurs périls. Je vois Pierre, puissant par la foi, dompter la nature rebelle en marchant sur la mer, en foulant de ses pas la mobilité des eaux. Mais il ne me paraît pas inférieur, l'apôtre des Gentils, que les flots engloutirent, et que rendirent les ondes de l'abîme, (comme Jonas) émergeant après trois jours et autant de nuits. Peut-être même est-ce plus d'avoir vécu dans l'abîme, que d'avoir traversé la mer au-dessus des abîmes. Mais cela, je pense, tu ne l'avais pas lu, sot que tu es; ou, si tu l'avais lu, tu ne l'avais pas compris. En effet, ce n'est pas sans un dessein de Dieu, que le bienheureux évangéliste avait dans les saintes Écritures produit un exemple de ce genre. Il voulait en tirer une leçon pour l'esprit humain. Les accidents causés par les naufrages ou les serpents, et les accidents énumérés par l'Apôtre qui se glorifie de sa nudité, de sa faim et des périls venus des brigands, tous ces accidents, sans doute, sont communs pour la souffrance aux hommes saints comme aux autres; mais, dans l'énergie déployée pour supporter ces maux ou les vaincre, s'est toujours et surtout montrée la vertu des justes, patients dans toutes les épreuves et toujours invincibles, d'autant plus triomphants dans la victoire qu'ils avaient plus souffert.
Ainsi, le fait que l'on invoque, pour rabaisser Martin, est un témoignage de son mérite et de sa gloire, puisqu'il est sorti vainqueur d'une très périlleuse épreuve. D'ailleurs, si j'ai omis ce fait dans le livre que j'ai écrit sur sa Vie, on ne doit pas s'en étonner. Dans ce livre même, j'ai déclaré n'avoir pas rapporté tous les faits de sa vie : si j'avais voulu tout noter, j'auras publié un volume énorme, démesuré pour les lecteurs. Au reste, Martin a fait tant de grandes choses, que dans un récit on ne saurait tout embrasser. Cependant, sur le fait en question, je veux apporter la lumière. Je raconterai donc la chose en détail, telle qu'elle s'est passée : ainsi, l'on ne pourra pas me soupçonner d'avoir omis à dessein un fait que l'on pouvait m'opposer pour dénigrer le bienheureux.
Martin s'était rendu dans une de ses paroisses, suivant sa coutume annuelle, conformément à l'habitude qu'ont les évêques de visiter leurs Églises. C'était vers le milieu de l'hiver. Les clercs lui préparèrent un gîte dans la sacristie de l'église : ils allumèrent un grand feu dans l'hypocauste sous le dallage déjà fendu et très mince de la pièce, puis ils firent un lit en amoncelant de la paille. Quand Martin se fut installé sur sa couche, il eut horreur de la mollesse inaccoutumée d'un lit trop voluptueux; car il couchait ordinairement sur la terre nue, couverte seulement d'un cilice. Aussi, très ému comme si on lui eût fait injure, il rejeta loin de lui toute la litière. Par hasard, il entassa sur le fourneau une partie de cette paille qu'il avait écartée. Pour lui, selon sa coutume, il s'étendit sur le sol nu où succombant à la fatigue du voyage, il s'endormit. Vers minuit, jaillissant par ces fentes du dallage dont nous avons parlé, le feu gagna des brins de paille sèche. Martin, réveillé en sursaut, pris à l'improviste, incertain devant le danger, et surtout, comme il le racontait volontiers, surpris par le diable qui le guettait et le pressait, tarda trop à s'armer de la prière. Il voulut d'abord s'élancer au dehors; il lutta longtemps et vainement contre le verrou de la porte, qu'il avait fermée. La situation s'aggravant, il se vit entouré de flammes; le feu gagna le vêtement dont il était revêtu. Enfin, il revint à lui : comprenant que le salut était, non dans la fuite, mais dans le Seigneur, il saisit le bouclier de la foi et de la prière, se tourna tout entier vers le Seigneur, et se jeta au milieu des flammes. Alors, par un effet de la puissance divine, le feu s'écarta : au milieu d'un cercle de flammes devenues pour lui inoffensives, Martin se mit à prier. Cependant, les moines qui étaient devant la porte, entendant crépiter et lutter l'incendie, brisent la porte verrouillée, écartent le feu, et du milieu des flammes tirent Martin, qu'ils croyaient trouver déjà complètement consumé par un si long incendie.
Au reste, - et de mes paroles le Seigneur est témoin, - Martin lui-même me racontait plus tard, et il avouait non sans gémir, qu'il avait été surpris d'abord par les artifices du diable. Réveillé en sursaut, disait-il, il n'avait pas eu l'idée de lutter contre le danger par la foi et la prière; il avait senti autour de lui les atteintes du feu, aussi longtemps que, dans le désordre de son esprit, il avait tenté de s'échapper par la porte; mais, dès qu'il avait repris l'étendard de la croix et les armes de la prière, les flammes s'étaient retirées autour de lui, et il avait senti qu'elles le baignaient de rosée, après avoir souffert de leurs brûlures.
Ainsi, quiconque lira ce récit devra comprendre que dans ce péril, si Martin a été mis à l'épreuve, il a été reconnu vraiment à toute épreuve.
Il. - LETTRE AU DIACRE AURELIUS
Apparition de saint Martin à Sulpice Sévère
Après que tu m'eus quitté le matin, je restai assis seul dans ma cellule, tout à ces pensées qui souvent m'absorbent : l'espoir de l'avenir, le dégoût du présent, la crainte du Jugement, l'épouvante des châtiments de l'enfer. Cette méditation me ramenait à ce qui en avait été le point de départ, au souvenir de mes péchés : souvenir qui m'attristait et m'accablait. Puis, fatigué par ces angoisses, je m'étendis sur mon lit. Comme il arrive le plus souvent par l'effet du chagrin, le sommeil me gagna : ce sommeil des heures du matin, sommeil plus léger, incertain, si bien en suspens et indécis dans les membres où il se glisse, qu'il ne ressemble pas au sommeil ordinaire, et que, presque éveillé, on se sent dormir.
Tout à coup, je crus voir le saint évêque Martin, couvert d'une toge blanche, le visage resplendissant, les yeux étincelants, la chevelure auréolée de pourpre. Il se montrait à moi avec l'extérieur, le corps et les traits que je connaissais; et cependant, chose bien difficile à exprimer, on ne pouvait le regarder, tout en pouvant le reconnaître. En souriant, il tendait un peu vers moi le petit livre que j'ai écrit sur sa vie, et qu'il tenait de la main droite. Moi, j'embrassais ses genoux sacrés, je lui demandais sa bénédiction; puis sur ma tête, comme une caresse, je sentais le contact de sa main, tandis que, dans la formule consacrée de la bénédiction, il répétait ce nom de la croix si familier à sa bouche. J'avais les yeux fixés sur lui, ne pouvant me rassasier de contempler son visage, quand, tout à coup, s'élevant dans les airs, il me fut ravi. Il franchit l'immensité de l'éther, emporté rapidement par une nuée. Je pus le suivre des yeux, jusqu'au moment où il fut reçu dans le ciel qui s'ouvrit pour lui, et où il disparut. Peu après, j'aperçus le saint prêtre Clair, son disciple, récemment décédé; je le vis monter par la même voie que son maître. Moi, impudemment, je voulus suivre; mais, tandis que je me démenais et faisais effort pour m'élever en l'air, je m'éveillai.
A peine réveillé, je commençais à me féliciter de cette vision, quand un esclave de la maison entra chez moi. Il avait la figure plus triste qu'à l'ordinaire, la figure d'un homme qui en même temps veut parler et va pleurer. « Eh bien ! lui dis-je, avec cette mine si triste, qu'as-tu à me dire de si pressé ? » - « Deux moines, répondit-il, arrivent à l'instant de Tours; ils annoncent que le seigneur Martin est mort ». Je fus anéanti, je l'avoue; les larmes jaillirent; je pleurai abondamment. Maintenant encore, tandis que je t'écris ceci, frère, mes larmes coulent; ma douleur, dont je ne suis pas maître, n'admet aucune consolation.
Mais toi, dès que j'ai reçu la nouvelle, j'ai voulu t'associer à mon deuil, toi qui t'associais à mon affection pour Martin. Viens donc à moi tout de suite, viens pleurer avec moi celui que tu aimes avec moi. Je sais bien qu'un homme comme lui ne doit pas être pleuré : un homme qui, après avoir vaincu le monde, après avoir triomphé du siècle, a reçu maintenant enfin la couronne de la justice. Et pourtant, moi, je ne puis dominer ma douleur. Sans doute, j'aurai d'avance, au ciel, un patron, mais j'ai perdu le consolateur de ma vie présente.
Malgré tout, si la douleur pouvait raisonner, je devrais me réjouir. En effet, Martin se mêle maintenant aux Apôtres et aux Prophètes : n'en déplaise à tous les saints, dans ce groupe de justes, il n'est inférieur à personne. Mais surtout, je l'espère, je le crois, j'en suis sûr, il est enrôlé dans la troupe de ceux qui ont lavé leur robe dans le sang; il suit l'Agneau et L'accompagne, pur de toute souillure. Si les circonstances n'ont pu lui procurer le martyre, il ne manquera pas cependant de la gloire des martyrs, étant donné que, par ses voeux et son courage, il aurait pu et voulu être un martyr. Si, vivant au temps de Néron ou de Dèce, il avait pu combattre dans les grands combats d'alors, eh bien, j'en atteste le Dieu du ciel et de la terre, Martin serait de lui-même monté sur le chevalet, il se serait de lui-même jeté dans le feu, ou, rivalisant avec les jeunes Hébreux (de Babylone), dans les tourbillons de flamme, au milieu de la fournaise, il aurait chanté l'hymne du Seigneur. Si par hasard le persécuteur avait préféré le fameux supplice d'Isaïe, jamais, assurément, Martin n'aurait été indigne du prophète, jamais il n'aurait craint de voir ses membres coupés par les lames des scies. Si la fureur impie des bourreaux avait voulu précipiter le bienheureux du haut des rochers à pic d'une montagne abrupte, je rends ici avec confiance témoignage à la vérité, il se serait lui-même lancé dans le vide. Si, à l'exemple de l'Apôtre des Gentils, il avait été condamné à périr par le glaive, et si, comme c'est fréquent, il avait été conduit au supplice avec d'autres victimes, il aurait forcé le bourreau à le frapper avant tous, pour saisir le premier la palme sanglante du martyre. En un mot, à toutes les peines, à tous les supplices, qui le plus souvent ont fait céder la faiblesse humaine, Martin aurait tenu tête, toujours inébranlable, sans jamais cesser de confesser le Seigneur : joyeux de ses plaies, heureux de ses tortures; au milieu de n'importe quels tourments, il aurait ri.
Sans doute, il n'a pas eu à subir tout cela; il n'en a pas moins, sans verser son sang, rempli toutes les conditions du martyre. En effet, dans l'espoir de l'éternité, quelles douleurs humaines n'a-t-il pas eu à subir ? Une vraie passion : faim, veilles, nudité, jeûnes, outrages des envieux, attaques des coquins, soins aux malades, sollicitude pour les gens en péril. De quel affligé n'a-t-il pas partagé l'affliction ? Quel scandale ne lui a pas brûlé le coeur ? Quelle mort ne l'a pas fait gémir ? En outre, il avait à livrer chaque jour divers combats contre la scélératesse des hommes et des esprits malins. De tous ces assauts, il sortait toujours triomphant; car il avait le courage pour vaincre, la patience pour attendre, l'égalité d'âme pour supporter. Homme unique par ses vertus vraiment ineffables, piété, miséricorde, charité : la charité qui chaque jour, même chez les hommes saints, se glace en ce siècle glacé, et qui chez Martin, au contraire, a duré jusqu'à la fin en augmentant de jour en jour.
De cette charité de Martin, j'ai joui tout spécialement, moi indigne, que malgré mon indignité il chérissait tout particulièrement, mais voici que de nouveau mes larmes coulent, que du fond de ma poitrine sortent des gémissements. En quel homme désormais trouverai-je un semblable appui ? En quelle affection trouverai-je même consolation ? Malheureux, infortuné que je suis ! Pourrai-je jamais, si je continue de vivre, ne pas m'affliger de survivre à Martin ? Pour moi, désormais la vie aura-t-elle quelque charme ? Y aura-t-il un jour, une heure sans larmes ? Avec toi, frère chéri, pourrai-je parler de lui sans pleurer ? Ou jamais, dans mes conversations avec toi, pourrai-je parler d'autre chose que de lui ?
Mais pourquoi te faire gémir et pleurer ? Voici que maintenant je désire te voir consolé, moi qui ne puis me consoler moi-même. Eh bien ! Martin ne nous manquera pas, crois-moi, il ne nous manquera pas. Il assistera aux entretiens que nous aurons sur lui. Il se tiendra près de nous, quand nous prierons. Comme il a daigné déjà me l'accorder aujourd'hui, il se laissera voir souvent dans sa gloire; sans cesse, comme il vient de le faire, il nous protégera par sa bénédiction. Puis, selon le reste de ma vision, il a montré le ciel s'ouvrant à ceux qui le suivent, il a enseigné où l'on devait le suivre. Où doit tendre notre espérance, où doit se diriger notre âme, il nous l'a appris. Pourtant, qu'arrivera-t-il, frère ? J'en ai moi-même trop conscience, je ne pourrai pas gravir ce chemin escarpé et pénétrer dans le ciel : tant m'écrase mon odieux fardeau, ce poids du péché qui me tire en bas, et qui, m'interdisant l'ascension vers les astres, m'entraîne pour mon malheur vers les châtiments de l'enfer. Néanmoins, il reste une espérance, une seule, une dernière espérance : ce que je ne puis atteindre par moi-même, je pourrais l'atteindre du moins grâce aux prières de Martin.
Pourquoi, frère, te retenir plus longtemps par une lettre si longue, en retardant ta venue ? Puis, ma page est remplie; elle se dérobe. toutefois, ce n'est pas sans intention que j'ai prolongé cet entretien : ma lettre t'apportant une nouvelle douloureuse, je voulais que par une sorte de conversation entre nous, la même feuille de papier te donnât quelque consolation.
3. - LETTRE A BASSULA (belle-mère de Sulpice Sévère)
Derniers jours, mort et funérailles de saint Martin
Sulpice Sévère à Bassula sa mère vénérable, salut.
S'il était permis de citer ses parents en justice, je t'accuserais certainement de pillage et de larcin; dans mon juste ressentiment, je te traînerais devant le tribunal du préteur. Comment ne pas me plaindre, en effet, du tort que tu me fais ? Tu ne m'as laissé chez moi aucun papier, aucun livre, aucune lettre : tu voles tout, tu publies tout. Ai-je écrit à un ami une lettre familière ? Ai-je par hasard, en me jouant, dicté quelque chose que je voudrais cependant tenir secret ? Tout cela te parvient, presque avant d'avoir été écrit ou dicté. Évidemment, tu as à tes gages mes copistes, qui te communiquent mes inepties pour les publier. Et pourtant, je ne puis me fâcher contre eux, s'ils t'obéissent. Ils sont à ma disposition, mais grâce surtout à ta libéralité; ils se souviennent qu'ils sont encore à toi plutôt qu'à moi. C'est toi seule que j'accuse; car toi seule es coupable, toi qui oses me tendre des pièges et circonvenir perfidement mes copistes, pour te faire livrer sans choix des lettres familières ou des pages négligées, que je n'ai pu travailler à la lumière ni polir.
En effet, pour ne pas parler du reste, je demande comment a pu sitôt te parvenir la lettre que j'avais écrite naguère au diacre Aurelius. Moi, je demeure à Toulouse; toi, tu es à Trèves. Étant si loin, arrachée à ta patrie par l'inquiétude que te causait un fils, dans quelles circonstances as-tu donc pu dérober cette lettre familière ? En tout cas, j'ai reçu ton message. Tu m'écris que dans la lettre en question, où j'ai mentionné la mort de saint Martin, j'aurais dû raconter le trépas même du bienheureux. Comme si, moi, j'avais publié cette lettre pour la faire lire par un autre que le destinataire ! Ou comme si, moi, j'étais voué à cette tâche écrasante d'écrire à moi seul, pour le faire connaître, tout ce qu'on doit connaître de Martin ! Si tu désires te renseigner sur la mort du saint évêque, interroge plutôt ceux qui y ont assisté; moi, j'ai résolu de ne rien t'écrire, dans la crainte que tu ne me publies partout. Néanmoins, si tu donnes ta parole de ne lire ceci à personne, je puis, en quelques mots, satisfaire ton désir, et te communiquer à cette condition ce qui pour moi est avéré.
Donc Martin eut longtemps à l'avance le pressentiment de sa mort, et il dit aux frères que la dissolution de son corps était imminente. Sur ces entrefaites, il eut une raison d'aller visiter la paroisse de Condate. Les clercs de cette Église n'étant pas d'accord entre eux, il désirait y rétablir la paix. Il n'ignorait pas que la fin de ses jours approchait; cependant, il ne refusa pas pour cela de partir, estimant que ce serait un beau couronnement à sa vie de vertu, s'il rendait et léguait la paix à une Église. Il partit donc, accompagné, comme toujours, de très nombreux disciples qui formaient un saint cortège.
Sur le fleuve, il vit des plongeons poursuivre des poissons, saisir tout à coup leur proie, et s'en repaître avec rapacité. « Voilà, dit-il, une image des démons : ils guettent les imprudents, les saisissent par surprise, dévorent leurs victimes, ne peuvent se rassasier dans leur voracité ». Puis, de son verbe puissant, il commanda aux oiseaux de quitter les eaux tourbillonnantes où ils plongeaient, de gagner des régions arides et désertes. Il s'adressait à ces oiseaux sur le ton impérieux dont il usait ordinairement pour mettre en fuite les démons. Alors, s'attroupant, tous les plongeons se réunirent; tous ensemble quittèrent le fleuve pour gagner les montagnes boisées, au grand étonnement de nombreux spectateurs, frappés de voir en Martin une puissance si grande qu'il commandait même aux oiseaux.
Il séjourna quelque temps dans le bourg ou dans l'église qu'il était allé visiter. La paix rétablie entre les clercs, il songeait à revenir au monastère, quand les forces de son corps commencèrent tout à coup à l'abandonner. Il convoqua les frères, et leur déclara qu'il allait mourir. Alors, chagrin et deuil de tous. D'une seule voix, on lui répondit en se lamentant : « Pourquoi nous abandonnes-tu, père ? Et à qui nous laisses-tu, nous que tu veux quitter ? Sur ton troupeau se jetteront des loups rapaces; qui nous préservera de leurs morsures, une fois notre pasteur frappé ? Nous savons que tu désires aller vers le Christ : mais Il te réserve ta récompense, qui, pour être différée, n'en sera pas diminuée. Aie pitié de nous, que tu abandonnes ». Ému par ces lamentations, et, comme toujours, tout entier dans le Seigneur, tout débordant de miséricorde, Martin pleura, dit-on. Puis, il se tourna vers le Seigneur, répondant seulement par ces mots à ceux qui se lamentaient : « Seigneur, si je suis encore nécessaire à ton peuple, je ne refuse pas de souffrir. Que ta Volonté soit faite ! » Rien d'étonnant à ce qu'il ait presque hésité entre l'espérance et l'affliction : il ne savait que préférer, ne voulant ni abandonner ses fidèles, ni être séparé plus longtemps du Christ. Faisant abstraction de son désir, ne laissant rien à sa volonté, il s'en remit tout entier à la décision et à la Puissance du Seigneur. Il pria en ces termes : « Ils sont durs, Seigneur, les combats qu'il faut livrer dans son corps pour ton service; et j'ai assez des luttes que j'ai soutenues jusqu'ici. Mais, si Tu m'ordonnes de peiner encore pour monter la garde devant ton camp, je ne refuse pas, je n'alléguerai pas pour excuse l'épuisement de l'âge. Je me dévouerai à la tâche que Tu m'imposeras; sous tes étendards, aussi longtemps que Tu l'ordonneras Toi-même, je servirai. Sans doute, un vieillard souhaiterait son congé après une vie de labeur, mais l'âme est capable de vaincre les années et saura ne pas céder à la vieillesse. Si dès maintenant, Tu ménages mon grand âge, c'est un bien pour moi, Seigneur, que ta Volonté. Quant à ces fidèles, pour qui je crains, Tu sauras les garder Toi-même. »
Homme aux vertus ineffables, qui n'a pas été vaincu par la peine et ne pourrait être vaincu par la mort : il n'a pas voulu se laisser pencher d'aucun côté, ne craignant pas de mourir et ne refusant pas de vivre.
Déjà, depuis plusieurs jours, il était en proie à une fièvre ardente; et, cependant, il ne cessait pas de vaquer à l'oeuvre de Dieu. Il passait les nuits en prières et en veilles, forçant ses membres épuisés à servir son âme, couché sur son beau lit de cendre couvert d'un cilice. Ses disciples le priant de permettre que l'on glissât au moins sous lui de grossières couvertures : « Il ne convient pas, dit-il, qu'un chrétien meure autrement que sur la cendre. Moi, si je vous laissais un autre exemple, j'aurais péché ». Cependant, les yeux et les mains toujours tendus vers le ciel, l'âme invincible, il priait sans relâche. Des prêtres qui alors étaient venus le voir, insistaient pour qu'il reposât son corps en changeant de côté : « Laissez-moi, dit-il, mes frères, laissez-moi regarder le ciel plutôt que la terre, pour mettre dès maintenant mon âme droit dans le chemin qui doit la conduire au Seigneur ». Comme il venait de parler, il vit que le diable était debout près de lui : « Eh bien ! dit-il, pourquoi te tiens-tu ici, bête sanguinaire ? Tu ne trouveras rien en moi qui t'appartienne, maudit. C'est le sein d'Abraham qui va me recevoir. »
En disant ces mots, il rendit l'âme. Des gens qui étaient là m'ont attesté qu'ils avaient vu alors son visage transfiguré, comme le visage d'un ange. Ses membres semblaient blancs comme la neige, au point que l'on disait : « Croirait-on qu'il se soit jamais couvert d'un cilice et roulé dans la cendre ? » En effet, tel était alors l'aspect de Martin, qu'il semblait se montrer dans la gloire de la résurrection future et d'une nature autre, avec une chair nouvelle.
Pour suivre le cortège des funérailles, accourut une multitude incroyable de personnes. Tout entière, au-devant du corps, se précipita la cité (de Tours). Tous les habitants des campagnes et des bourgs étaient là, même beaucoup de gens venus des villes voisines. Oh ! combien grand était le deuil de tous ! Et surtout, quelles lamentations des moines éplorés ! Ce jour-là, dit-on, ils étaient venus près de deux mille, eux, la gloire spéciale de Martin : tant, à son exemple, pour le service du Seigneur, l'arbre planté par lui avait poussé de branches. Et le pasteur poussait devant lui ses troupeaux, la cohue pâle de cette sainte multitude, ces bataillons de gens en pallium, vétérans vieillis au service de Dieu ou conscrits récemment assermentés aux sacrements du Christ. Puis venait le choeur des vierges. Par pudeur, elle s'interdisaient de pleurer; mais comme, sous leur sainte allégresse, elles dissimulaient leur douleur ! Si la foi les empêchait de pleurer, le regret leur arrachait des gémissements. En effet, autant étaient saints leurs transports de joie pour la gloire de leur évêque, autant était légitime le chagrin que leur causait sa mort. On pouvait pardonner à leurs larmes, on pouvait se réjouir avec elles de leur joie; car, si chacun avait le droit de pleurer pour soi, il avait le droit de se réjouir pour Martin.
Le corps du bienheureux fut accompagné solennellement, jusqu'au lieu de la sépulture, par cette foule qui chantait des hymnes célestes. Qu'à ce cortège on compare, si l'on veut, les fameuses pompes profanes, je ne dirai pas de funérailles, mais d'un triomphe : y trouvera-t-on rien de semblable aux obsèques de Martin ? Ces triomphateurs peuvent conduire devant leurs chars les captifs les mains liées sur le dos : le corps de Martin est escorté par ceux qui, sous sa conduite, ont vaincu le monde. Ceux-là peuvent être honorés par les applaudissements confus de peuples en délire : Martin a pour applaudissements les psaumes de Dieu, Martin est honoré par le chant des hymnes du ciel. Ceux-là, après leurs triomphes, sont précipités dans l'horrible tartare : Martin est reçu rayonnant dans le sein d'Abraham. Martin, pauvre ici-bas et de fortune modeste, entre riche au ciel. De là, je l'espère, il nous protège et nous regarde tous deux : moi qui écris ceci, et toi qui le lis.